Une nouvelle illustration des clauses abusives dans les règlements de service des eaux au titre des responsabilités respectives sur la frontière entre parties publique et privée du branchement
Le Conseil d’Etat a posé, il y a bientôt 26 ans, que des pans entiers du droit privé s’imposent en droit public, y compris des éléments du droit de la concurrence (CE, 3 novembre 1997, Million et Marais, rec. p. 406).
Trois ans et demie ensuite, le juge est passé des entreprises aux consommateurs en étendant ce raisonnement au droit de la consommation, au moins pour les services publics industriels et commerciaux, tels que l’alimentation en eau potable ou l’assainissement (ou, mais c’est moins connu, tels que les OM en cas de financement par redevance). Cette nouvelle mini-révolution a été opérée par l’également célèbre arrêt du 11 juillet 2001 du Conseil d’Etat, Société des eaux du Nord (n° 221458, Rec. p. 348, conclusions Bergeal).
N.B. : en l’espèce et en simplifiant une affaire complexe, la Société des Eaux du Nord avait décidé dans le Règlement de service qu’elle était compétente pour les travaux sur l’intégralité du branchement d’eau en prenant en charge les frais du branchement dans la partie privée tout en faisant supporter la majorité de la responsabilité sur l’usager ! Logiquement, le juge avait considéré que cette clause était abusive et donc illicite. Un autre conséquence fut que, plus nettement encore qu’auparavant, le règlement devait avoir été de préférence porté à la connaissance des usagers pour qu’il puisse être être opposable (point sur lequel le législateur est intervenu ensuite pour préciser et assouplir divers points).
Il faut donc traquer les clauses abusives… avec tout ce que cela a de flou.
Or, qu’est-ce qu’une clause abusive dans les contrats liant l’usager à un concessionnaire de service public ? Le Conseil d’Etat a esquissé un mode d’emploi.
Sont ainsi qualifiées d’abusives par cet article “les clauses relatives au caractère déterminé ou déterminable du prix ainsi qu’à son versement, à la consistance de la chose ou à sa livraison, à la charge des risques, à l’étendue des responsabilités et garanties, aux conditions d’exécution, de résiliation, résolution ou reconduction des conventions, lorsque ces clauses apparaissent imposées aux non professionnels ou consommateurs par un abus de la puissance économique de l’autre partie et confèrent à cette dernière un caractère excessif”.
Plus concrètement, le juge administratif a estimé que le caractère abusif d’une clause s’apprécie à la fois :
- au regard de la clause elle-même
- mais aussi compte tenu de l’ensemble des stipulations du contrat et, lorsque celui-ci a pour objet l’exécution d’un service public, des caractéristiques particulières de ce service.
Dès 2001, donc, faisant application de ces critères, il a ensuite jugé que les dispositions contestées avaient le caractère d’une clause abusive. Il s’est fondé à cet égard sur trois de leurs caractéristiques :
- elles pouvaient conduire à faire supporter par un usager les conséquences de dommages qui ne lui seraient pas imputables sans pour autant qu’il lui soit possible d’établir une faute de l’exploitant ;
- elles s’insèrent, pour un service assuré en monopole, dans un contrat d’adhésion ;
- elles sont pas, enfin, justifiées par les caractéristiques particulières de ce service public.
Avec l’obligation pour le juriste de droit public de se plonger dans les délices exotiques du droit de la consommation. Un art subtil auquel il a bien fallu, depuis 15 ans, s’initier.
Depuis, les exemples se succèdent en jurisprudence. Citons en quelques exemples :
- Première illustration
Les clauses du règlement de service (RS) posaient, comme tant d’autres RS, que «l’abonné n’est jamais fondé à solliciter une réduction de consommation en raison de fuites dans ses installations intérieures car il a toujours la possibilité de contrôler lui-même la consommation indiquée par son compteur ».
Après tout, à l’intérieur de chez soi, on est chez soi responsable de ce qui se passe chez soi ou à tout le moins on peut l’être… même si ce raisonnement a échappé au Tribunal administratif de Marseille au point que l’affaire a du, in fine, remonter au Conseil d’Etat.
La Haute Assemblée a, dans cette affaire, rendu un jugement de Salomon :- Elle a d’abord rappelé son considérant de principe habituel, mais qu’il est utile de rappeler, selon lequel « le caractère abusif d’une clause au sens de ces dispositions s’apprécie non seulement au regard de cette clause elle-même mais aussi compte tenu de l’ensemble des stipulations du contrat et, lorsque celui-ci a pour objet l’exécution d’un service public, des caractéristiques particulières de ce service ; »
- Puis elle a tranché en posant que :
- d’un côté « ces dispositions présentent un caractère abusif en ce qu’elles ont pour effet d’exonérer de toute responsabilité le service des eaux dans le cas où une fuite dans les installations intérieures de l’abonné résulterait d’une faute commise par ce service » … ce qui est très logique. Le RS violait sur ce point le droit de la consommation et même au lendemain de l’arrêt SDEN de 2001 cela eût été flagrant.
- Mais d’un autre côté « ces dispositions […] n’ont en revanche ni pour objet ni pour effet d’exclure la possibilité, pour un abonné, de rechercher la responsabilité d’un tiers pour obtenir réparation des dommages qu’il a subis du fait d’une facturation excessive dont il estimerait qu’elle lui est imputable ; qu’ainsi c’est à tort que le tribunal administratif de Marseille s’est fondé, pour juger que ces dispositions constituent une clause abusive au sens de l’article L. 132-1 du code de la consommation, sur le motif tiré de ce qu’elles peuvent conduire à faire supporter par un usager les conséquences d’un dommage qui ne lui serait pas imputable, sans réserver le cas des dommages résultant des agissements des tiers ; »
- Conclusion logique, le Conseil d’Etat a jugée illégale la clause considérée mais seulement à titre partiel, illustrant la souplesse du juge en ce domaine
Source : CE, 30 décembre 2015, req. n° 387666 (pas encore disponible sur Légifrance).
- Deuxième illustration
Le règlement d’un service (RS) de distribution d’eau potable autorisait ce service à solliciter le remboursement, par des abonnés, du coût de réparation de la partie du branchement qui est située dans leur propriété privée, « dès lors qu’aucune faute de service n’a été commise par le service de l’eau potable ».
Selon le TA, une telle clause n’est pas abusive dès lors qu’elle n’a pour effet ni d’exonérer le service des eaux de sa responsabilité à raison de sa propre faute, ni d’exclure la possibilité, pour l’abonné, de rechercher la responsabilité d’un tiers à raison des dommages.
Une question aurait pu être de savoir si ce RS ne posait pas non plus le service en position dominante pour intervenir sur une partie privative des installations. Mais la question ne semble pas s’être posée ainsi et en l’espèce il semble s’agit d’équipements nécessaires au fonctionnement du service.
Un jugement rassurant, donc, pour les services des eaux : TA de Grenoble, 1ère chambre – N°1704706 – 22 mars 2018 – C+ - Troisième illustration
M. A… B… avait attaqué des clauses du règlement de service des eaux de la communauté d’agglomération du pays voironnais, estimant que ces stipulations étaient des clauses abusives au sens, notamment, des articles L. 132-1, L. 212-1 et R. 212-1 du du code de la consommation.
Ce requérant aurait pu dans le cadre d’un litige individuel contester devant le juge judiciaire l’application lui étant faite de ces clauses, quitte à ce que ledit juge judiciaire saisisse le juge administratif : mais il a préféré engager un recours devant le juge administratif tendant à l’annulation desdites clauses du règlement de service (RS), ce qui a été admis par le juge administratif, et ce fort logiquement. Mais avec, dès lors, un petit changement d’angle dans le contrôle juridictionnel ainsi exercé. La CAA rappelle ainsi que la voie de droit exercé au judiciaire :
« 8. […] ne fait pas obstacle à ce que l’usager saisisse le juge administratif d’un recours pour excès de pouvoir contre les clauses qui, comme les clauses litigieuses, ont une portée réglementaire, la conformité aux articles L. 132-1, L. 212-1 et R. 212-1 du code de la consommation conditionnant, non plus l’opposabilité contractuelle de ces clauses, mais leur légalité. M. B… ayant choisi d’exercer un recours pour excès de pouvoir dont la tardiveté ne ressort pas pièces du dossier, il y a lieu d’examiner ses conclusions sur ce fondement.»
Or, n’est pas, pour la CAA de Lyon, une clause abusive la disposition du RS qui prévoit, en alimentation en eau potable, que faute de compteur individuel, « le point de fourniture se situe au terme du premier mètre linéaire de la canalisation du branchement située en domaine privé, la distance étant calculée à partir de la limite du domaine public.»
Restait à examiner le fond, et c’est là que l’affaire ne manque pas d’intérêt.
Le service des Eaux en cause était réputé, selon le RS, être « propriétaire des installations de distribution d’eau jusqu’au point de fourniture », lequel est « constitué par le compteur individuel pour les constructions individuelles, général ou de contrôle dans le cas de constructions collectives verticales ou horizontales.» Classique.
Puis le RS prévoit qu’en « l’absence de compteur individuel, ou dans le cas de constructions collectives verticales ou horizontales non équipées de compteurs généraux ou de contrôle, le point de fourniture se situe au terme du premier mètre linéaire de la canalisation du branchement située en domaine privé, la distance étant calculée à partir de la limite du domaine public. » Là encore, rien de très surprenant.
NB : voici une illustration faite par mon frère Yann Landot il y a des années pour illustrer les principaux cas de figure en la matière (en cas d’affermage) :
Le contenu du reste du règlement de service est ainsi résumé par l’arrêt de la CAA de Lyon : « Aux termes de l’article 18 de ce même règlement : » Au-delà du point de fourniture, l’installation appartient au propriétaire qui en assure la garde et l’entretien à ses frais « , et aux termes de l’article 21 du même règlement : » Le service de l’Eau du pays voironnais est responsable des dommages pouvant résulter du fonctionnement des éléments des branchements dont il est propriétaire dans les cas suivants : – lorsque le dommage a été produit par la partie du branchement située dans le domaine public ; – lorsque le service de l’Eau du pays voironnais a été informé d’une fuite ou d’une autre anomalie de fonctionnement concernant la partie du branchement située dans les propriétés privées et qu’il n’est pas intervenu dans un délai raisonnable (…) « .»
M. B…, abonné ne disposant pas d’un compteur, soutient que ne pouvaient être mis à sa charge les frais de réparation de la fuite d’eau constatée au-delà du premier mètre linéaire de branchement situé sur son fonds, les clauses du RS sur ce point qui lui ont été appliquées limitant abusivement, selon lui, la responsabilité du service en cas d’absence de compteur.
Le juge note que les dispositions du RS quant à la frontière entre réseau public et branchement individuel, au moins pour ce qui est de la responsabilité de chacun, en l’absence de compteur individuel « n’aménagent un régime de responsabilité limitée au premier mètre linéaire sur fonds privé que subsidiairement au principe de responsabilité jusqu’au compteur. Ce régime subsidiaire auquel tout abonné peut d’ailleurs se soustraire en demandant l’installation d’un compteur, loin de réduire la responsabilité du service, l’encadre en lui donnant un critère objectif tandis que l’absence de critère aurait pour effet de l’étendre arbitrairement. Il suit de là que lesdites clauses ne méconnaissent pas les articles L. 132-1, L. 212-1 et R. 212-1 du code de la consommation et que les conclusions à fin d’annulation de la requête doivent être rejetées. »
Source : CAA de Lyon, 20 octobre 2022, n° 21LY02840
- Quatrième illustration
Une communauté d’agglomération a pris, en 2014, six délibérations autorisant son président à signer des avenants à des contrats d’affermage du service public de l’eau potable, puis en 2016 délibération approuvant le nouveau règlement de service d’eau potable.
Par jugement en date du 7 décembre 2017, le Tribunal administratif de Rennes a jugé que les dispositions du règlement du service de l’eau potable de cette communauté d’agglomération permettant la suspension immédiate du service de l’eau lorsque l’usager n’a pas réglé sa facture-contrat dans le délai indiqué [article 4.1] et celles prévoyant la réduction ou la fermeture du service de l’eau jusqu’au paiement des factures dues [article 5.8] méconnaissaient l’article L. 115-3 du code de l’action sociale et des familles, cet article ne permettant aux distributeurs d’eau ni d’interrompre la distribution de l’eau toute l’année dans une résidence principale ni de réduire le débit d’eau.
NB : la même disposition serait-elle légale pour une résidence secondaire ou un usager non domestique ? La question se pose…
En revanche, le tribunal a écarté l’ensemble des autres conclusions des requérants. En particulier, il a jugé que les clauses du règlement du service de l’eau potable prévoyant l’hypothèse de l’installation d’un réducteur de pression sur les installations privées de l’usager [article 2.1] et celles nécessitant le cas échéant la mise en place de tout équipement adapté à la pression de distribution afin d’assurer le bon fonctionnement des installations intérieures à la charge de l’usager [article 6.1] ne constituaient pas des clauses abusives au sens de l’article L. 132-1 du code de la consommation.
Pareillement, le tribunal a jugé que les dispositions du règlement du service de l’eau potable prévoyant que la fourniture et la pose des regards de comptage et des dispositifs de comptage par le distributeur d’eau étaient aux frais du maître d’ouvrage [article 6.4] n’étaient pas illégales dès lors que la pose d’un regard est un élément indissociable de l’installation d’un compteur d’eau enterré nécessaire à l’exécution du service. - Source : TA Rennes, 7 décembre 2017, ASSOCIATION EAU SECOURS 29 et autres, n° 1502392, 1603026.
A ces illustrations, bien d’autres jurisprudences pourraient s’ajouter.
Notons-en une de plus, qui nous est venue du TA de Saint-Martin.
C’est ainsi que dans la lettre des TA de la Guadeloupe, de la Martinique, de Saint-Martin et de St Barthélémy, cette affaire est résumée :
« […] Les dispositions du règlement du service de l’eau de Saint-Martin […] organisent une répartition des responsabilités sur le réseau entre le distributeur d’eau, qui prend en charge les frais et les dommages résultant de l’existence du branchement ainsi qu’une partie des frais relatifs au système de comptage, et les abonnés, qui prennent en charge les frais relatifs au branchement résultant de leur faute, l’autre partie des frais relatifs au système de comptage, ainsi que les dommages causés par l’existence ou le fonctionnement des installations privées ou par leur défaut d’entretien, de renouvellement ou de mise en conformité sans qu’il leur soit possible, dans ce cas, d’établir une faute du distributeur. »
Voir cette lettre :
Or, ce faisant, pose ce tribunal au point 8. de son jugement :
« au regard de l’ensemble des stipulations du contrat et contrairement à ce que soutient la société générale des eaux Guadeloupe, ces dispositions exonèrent de toute responsabilité le distributeur d’eau dans le cas où une fuite dans les installations privées de l’abonné, dommage tenant donc à leur fonctionnement, résulterait d’une faute commise par le service en amont du réseau. Par suite, et sans que les caractéristiques particulières du service public de l’eau, que la société générale des eaux Guadeloupe évoque de manière vague, ne le justifient, ces dispositions, qui s’insèrent, pour un service assuré en monopole, dans un contrat d’adhésion, présentent un caractère abusif au sens de l’article L. 132-1 du code de la consommation. »
Source :
Tribunal administratif de Saint-Martin, 2ème chambre, 30 novembre 2023, n° 2300108