Invalidation des validations législatives de confort… suite (application à certaines préemptions dans les ENS ; pas de motif impérieux d’intérêt général en l’espèce)

Le droit applicable aux validations législatives, déjà assez fourni (I) vient de s’enrichir d’une nouvelle décision du Conseil constitutionnel, lequel censure , ce jour, une validation législative glissée au sein de la loi climat / résilience, portant sur certaines préemptions dans les espaces naturels sensibles…. faute de motif impérieux d’intérêt général en l’espèce (II). 

I. Rappels de base sur les validations législatives

En matière de validation législative, le Conseil constitutionnel considère que :

« si le législateur peut, comme lui seul est habilité à le faire, valider un acte administratif dans un but d’intérêt général, valider un acte administratif dans un but d’intérêt général ou lié à une exigence de valeur constitutionnelle, c’est sous réserve du respect des décisions de justice ayant force de chose jugée et du principe de non rétroactivité des peines et des sanctions. » (Cons. const., 18 décembre 1997, décision n° 97-393 DC)

En d’autres termes, le Conseil constitutionnel considère une loi de validation conforme à la Constitution si elle remplit trois conditions :

  • le législateur ne saurait censurer les décisions des juridictions ayant force de chose jugée, c’est-à-dire non susceptibles de recours ;
  • la validation doit être justifiée par des raisons ou un but d’intérêt général ;
  • en matière pénale, une loi pénale plus sévère ne saurait être rétroactive

Le juge administratif, tout comme le juge judiciaire, est compétent pour se prononcer sur la conventionnalité d’une loi, c’est-à-dire sur la conformité d’une loi aux conventions internationales (Cass. Ch. Mixte, 24 mai 1975, « Jacques Vabre », n° 73-13556 ; CE, 20 octobre 1989, Nicolo, Rec. 190).

En matière de validation législative, la Cour européenne des droits de l’homme contrôle notamment la conformité de la loi à l’article 6§1 de la Convention européenne des droits de l’homme, considérant que ladite validation doit répondre à un « impérieux motif d’intérêt général » (CEDH, 28 octobre 1999, Zielinski et Pradal c/ France, req. jointes n° 24846/94, 34165/96 à 34173/96; CEDH, 9 janvier 2007, Arnolin et autres c/ France, req. n° 20127/03 et s.).

Faisant application de cette jurisprudence, le Conseil d’Etat et la Cour de Cassation ont parfois contrôlé l’existence de « motifs impérieux d’intérêt général » CE, 26 sept. 2005, M. A., req. n° 255656 ; Cass. soc., 13 juin 2007, n° 05-45.694).

Le juge administratif comme le juge judiciaire considèrent en outre que dès lors que la validation législative répond à un motif impérieux d’intérêt général, l’application de ladite validation aux litiges pendants à la date de l’entrée en vigueur de la loi ne porte pas une atteinte excessive au principe du droit à un procès équitable énoncé par l’article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CE, 18 novembre 2009, Société Etablissements Pierre Fabre, req. n° 307862 ; Cass. soc., 13 juin 2007, n° 05-45.694).

EN PRATIQUE, le juge administratif et le Conseil constitutionnel ont l’habitude d’être très souples face aux motifs pouvant fonder une validation législative rétroactive…

Voir par exemple : :

En réalité, le juge national prend sans le dire en compte le fait que dans certains cas, des recours devant la CEDH sont à craindre (auquel cas force est au juge national de ne pas tout laisser passer)… et que ce n’est pas le cas dans d’autres (le recours à la CEDH est en ces domaines presque fermé pour les collectivités locales, par exemple)… 

En voici une autre illustration, même si objectivement la validation législative en l’espèce peut moins choquer que dans d’autres cas, celle de la fameuse question des l’indépendance des autorités en cage des évaluations environnementales : CAA Lyon, 4 décembre 2020, n° 19LY00941 ainsi que n° 19LY00967 – 19LY00979… 

II. Nouvelle application avec une censure, ce jour, par le Conseil constitutionnel (application à certaines préemptions dans les ENS ; pas de motif impérieux d’intérêt général en l’espèce)

Dans la loi climat / résilience du 22 août 2021, avait été insérée une validation législative (II de l’article 233 de la loi) ainsi rédigée :

« Sous réserve des décisions de justice passées en force de chose jugée, sont validées les décisions de préemption prises entre le 1er janvier 2016 et l’entrée en vigueur du présent article, en tant que leur légalité est ou serait contestée par un moyen tiré de l’abrogation de l’article L. 142-12 du code de l’urbanisme par l’ordonnance n° 2015-1174 du 23 septembre 2015 relative à la partie législative du livre Ier du code de l’urbanisme ».

Au nom de l’article 1+6 de la DDHC, précité, les requérants attaquaient en QPC  cette validation législative au motif que celle-ci :

  • porterait sur un petit nombre de décisions
  • ne serait pas justifiée par des risques juridiques, financiers et fonciers,
  • et ne répondrait à aucun motif impérieux d’intérêt général.

… en sus, selon les requérants, de méconnaître également le droit de propriété et le droit au maintien des conventions légalement conclues.

De fait, il s’agissait de quelques contentieux portant sur les droits de préemption dans les espaces naturels sensibles (ENS). Citons le Conseil constitutionnel :

« 5. En vertu de l’article L. 142-1 du code de l’urbanisme, dans sa rédaction antérieure à la loi du 18 juillet 1985 mentionnée ci-dessus, le préfet était chargé de déterminer, à l’intérieur de périmètres sensibles qu’il délimitait, des zones dans lesquelles le département pouvait exercer un droit de préemption en vue de la protection des sites et des paysages. La loi du 18 juillet 1985, qui a confié au département la compétence en matière de protection des espaces naturels sensibles, a transféré au département la possibilité de créer lui-même des zones dans lesquelles exercer, à ce titre, un droit de préemption.

« 6. Afin d’assurer la transition entre ces deux régimes, l’article L. 142-12 du même code prévoyait que le droit de préemption du département pouvait s’exercer dans les zones auparavant déterminées par les préfets.

« 7. Or, ces dispositions ont été abrogées à compter du 1er janvier 2016 par l’ordonnance du 23 septembre 2015 mentionnée ci-dessus qui a procédé à la recodification des dispositions du code de l’urbanisme relatives aux espaces naturels sensibles.

« 8. Il s’ensuit que, comme l’a relevé le Conseil d’État dans son avis du 29 juillet 2020 mentionné ci-dessus, depuis cette date, le droit de préemption confié aux départements dans le cadre de la mise en œuvre de la politique de protection des espaces naturels sensibles n’est plus applicable dans les zones de préemption qui avaient été créées par les préfets au titre de la législation sur les périmètres sensibles, sauf à ce que le département les ait incluses dans les zones de préemption qu’il a lui-même créées au titre des espaces naturels sensibles.

« 9. Les dispositions contestées prévoient que, sous réserve des décisions de justice passées en force de chose jugée, les décisions de préemption prises entre le 1er janvier 2016 et l’entrée en vigueur de la loi du 22 août 2021 sont validées en tant que leur légalité est ou serait contestée par un moyen tiré de l’abrogation de l’article L. 142-12 du code de l’urbanisme par l’ordonnance du 23 septembre 2015.»

OUI mais en effet le législateur n’était pas très convainquant, ni le Gouvernement en défense, visiblement, puisque nous parlons en effet de peu de litiges, pour des risques financiers limités, avec des garanties lors des contentieux assurés par la jurisprudence administrative… privant cette validation législative de fondement solide :

10. Il ressort des travaux préparatoires de la loi du 22 août 2021 que, en adoptant ces dispositions, le législateur a entendu prévenir les conséquences financières, foncières et environnementales susceptibles de résulter tant de l’annulation par les juridictions administratives des décisions de préemption privées de base légale que de la rétrocession des biens irrégulièrement préemptés.

11. Toutefois, d’une part, eu égard au faible nombre de décisions de préemption qui, n’étant pas devenues définitives, font ou sont susceptibles de faire l’objet d’un recours, le risque qu’un contentieux important résulte de la contestation de ces décisions n’est pas établi.

12. D’autre part, en cas de rétrocession du bien irrégulièrement préempté, la personne titulaire du droit de préemption reçoit le versement d’un prix de rétrocession. Par ailleurs, si sa responsabilité est susceptible d’être recherchée, il appartient toutefois à la partie lésée de prouver un préjudice direct et certain. Par suite, l’existence d’un risque financier important pour les personnes publiques concernées n’est pas établie.

13. En outre, selon la jurisprudence constante du Conseil d’État, lorsque le juge administratif se prononce sur les conséquences de l’annulation de la décision de préemption, il lui appartient de s’assurer que le rétablissement de la situation initiale ne porte pas une atteinte excessive à l’intérêt général s’attachant à la préservation et à la mise en valeur de sites remarquables.

14. Il résulte de tout ce qui précède qu’aucun motif impérieux d’intérêt général ne justifie l’atteinte portée au droit des justiciables de se prévaloir du moyen tiré de l’abrogation des dispositions de l’article L. 142-12 du code de l’urbanisme afin d’obtenir l’annulation de décisions de préemption privées de base légale.

Source :

Décision n° 2023-1071 QPC du 24 novembre 2023, Groupement foncier agricole J. et autres [Validation législative de décisions de préemption prises dans les zones créées par les préfets au titre de la législation sur les périmètres sensibles], Non conformité totale

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