Faut-il éteindre la lumière… même celle qui aveugle les espèces protégées ?

En matière de pollution lumineuse, droit et pratiques évoluent beaucoup (I). Mais une affaire d’« échouages » des oiseaux, que sont les pétrels de Barau, à Cilaos, à La Réunion, illustre que des questions se posent encore (II).

Une association avait attaqué en référé liberté (ce qui déjà était procéduralement audacieux) la décision de la commune (III) consistant à ne pas prendre assez de mesures, selon ce requérant, pour protéger ces animaux.

Sans grande surprise, surtout en référé et en l’état de mesures déjà prises par cette commune, le recours a été rejeté (IV). 

Mais un passage de l’ordonnance, propre au régime des dérogations espèces protégées appliquées à l’éclairage public, peuvent néanmoins interroger (V), justifiant une lecture attentive de cette ordonnance (VI).


I. Rappels sur les questions de pollution lumineuse 

En matière de pollution lumineuse, petit à petit, on découvre :

  • 1/ que les éclairages peu chers — led notamment — ont plutôt conduit à plus illuminer qu’avant,
  • 2/ que ces éclairages ont un rôle plus important que l’on ne le pensait sur la faune — notamment sur les migrations —
  • 3/ que la lumière excessive et/ou trop bleue (etc.) la nuit n’est pas bonne pour la santé humaine…
  • 4/ … ni pour les animaux
  • 5/ qu’il y a des éclairages plus ou moins vertueux

… conduisant à un long cheminement pratique et juridique à ce sujet. Voir :

II. En l’espèce : la question des « échouages » des oiseaux, que sont les pétrels de Barau, à Cilaos (à La Réunion) et des efforts accomplis, ou non, par cette commune 

En ce domaine, la commune de Cilaos, au coeur du cirque du même nom, dans les hauts de La Réunion, commune qui souffre d’un fort pourcentage de personnes en situation de pauvreté, fait ce qu’elle peut. Voici dans l’affaire présentement commentée, ses arguments techniques en défense tels que résumés par le tribunal :

« la commune a entrepris en 2019 de rénover son éclairage public, qu’elle a pris en compte le risque lié à l’échouage des pétrels de Barau dans son diagnostic d’éclairage public réalisé en concertation avec les services de l’Etat et de la SEOR, que des travaux ont eu lieu en 2020 et 2021 et que la commune dispose d’un nouveau système d’éclairage public respectueux de l’environnement avec une émission de 18 lux par lampadaire, soit en dessous de la norme des 20 lux, que l’éclairage de la commune s’allume vers 19h par un système d’horloge astronomique, que le pic d’intensité lumineuse est à 21h, qu’à partir de 21h l’intensité de l’éclairage diminue de 20% pour s’éteindre progressivement vers 4h du matin, que certains lampadaires ont des détecteurs de mouvements permettant de limiter l’intensité lumineuse en l’absence de passage, que l’éclairage public de la ville n’est pas équipé d’un système de télégestion, que la diminution de l’intensité des lampadaires nécessiterait une intervention humaine par lampadaire étant précisé que la commune dispose de 500 points lumineux, que la commune dispose de peu de moyens humains, que la SEOR n’établit pas qu’en 2024 l’éclairage public de la commune ne serait pas conforme aux normes environnementales, que les conditions météorologiques de ces derniers jours caractérisées par un plafond bas ont contribué à renforcer les halos lumineux autour de l’éclairage public, que depuis hier le taux d’échouage est revenu à la normale, preuve que l’éclairage public n’est pas en cause, que la commune a mis à disposition des agents pour récupérer des pétrels de Barau échoués, que la commune a demandé et obtenu du SDIS l’extinction de la caserne de pompiers, de la cure l’extinction de l’église et de la quincaillerie menuiserie de la ZAC l’extinction de ses lumières, que la commune de Cilaos est un lieu touristique et que la commune ne peut pas éteindre totalement son éclairage public pour des raisons de sécurité des personnes notamment des risques de chutes et autour des plans d’eau, en tout état de cause si le tribunal devait prononcer une injonction, il ne pourrait demander que l’extinction de certains sites et non l’extinction totale de l’éclairage public et que la commune s’engage à poursuivre le dialogue avec la SEOR cette saison et pour les années suivantes.»

Oui mais des requérants, eux, faisaient valoir que :

« au cours des nuits du 14 au 16 avril 2024, 530 pétrels de Barau se sont échoués sur la commune de Cilaos, ce qui constitue un nombre exceptionnel d’échouages par rapport aux années précédentes alors que le pic de la saison d’envol n’est pas encore arrivé ; les oiseaux échoués et non retrouvés sont voués à décéder ; 10 à 15% de ceux retrouvés meurent avant d’être relâchés ; une partie des oiseaux relâchés a un taux de survie réduit en raison des blessures liées à l’échouage ; mutilation et L. 411-2 du même code permet de déroger à l’interdiction précitée dans des conditions strictes fixées par la loi ; la commune n’a pas sollicité cette dérogation ; la commune refuse de prendre toute mesure permettant de limiter l’impact lumineux sur l’envol des jeunes pétrels de Barau ; ce refus méconnaît les principes énoncés par l’article L. 110-1 du code de l’environnement et notamment le principe de précaution et la séquence « éviter-réduire-compenser ».

III. Le référé-liberté, outil incertain à tout le moins pour de tels recours  

Passons sur le principe de précaution alors qu’il y a de fortes chances qu’en l’espèce nous soyons plutôt dans l’application du principe de prévention (mais ce point pourrait être discuté ; sur cette distinction, voir ici).

Toujours est-il que la partie requérante, à savoir la société d’études ornithologiques de La Réunion (SEOR), a déposé un recours. Certes. 

Elle a même attaqué, pour cause d’urgence, en référé liberté. 

Là, c’était certes rapide, mais plus osé. L’article L. 521-2 du code de justice administrative restreint en effet l’usage de l’outil rapide et puissant qu’est le référé liberté à des cas exceptionnels.

Le juge des référés, saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté une atteinte grave et manifestement illégale.

Cela impose cumulativement :

A ce sujet, voir cette vidéo de 11 mn 43 avec une éclairante interview de M. Jacques-Henri Stahl, Président adjoint de la Section du contentieux du Conseil d’Etat :

IV. Sans surprise, ce recours est rejeté, en raison des efforts déjà consentis par la commune, de l’absence de norme en ce domaine… et du fait que des mesures à adopter ne pourraient être accomplies dans les très brefs délais qui sont ceux pouvant relever de l’office du juge des référés liberté.  

Citons sur ce point le résumé fait par le TA sur son site lui-même et qui reprend pas à pas, patte à patte, le raisonnementde l’ordonnance du juge des référés :

« L’ordonnance du juge des référés rappelle que le pétrel de Barau est une espèce endémique de La Réunion actuellement protégée et classée en danger par l’Union internationale pour la conservation de la nature. Elle relève que la pollution lumineuse humaine est une des causes principales de l’échouage des jeunes pétrels de Barau au cours de leur envol vers l’océan. L’ordonnance constate toutefois qu’à l’heure actuelle aucune règle de droit ne fait expressément et directement obligation aux communes de La Réunion d’éteindre leur éclairage public durant la période d’envol des pétrels de Barau.

« L’ordonnance relève que la période d’envol du pétrel de Barau a lieu actuellement et jusqu’au 3 mai 2024 et constate que ces derniers jours un nombre très important de pétrels de Barau se sont échoués sur la commune de Cilaos en raison notamment de l’éclairage public et privé dans un contexte de mauvaises conditions météorologiques.
« 
S’agissant plus précisément de l’action de la commune de Cilaos, le juge des référés constate que l’éclairage public de la commune répond aux normes environnementales applicables, qu’au jour de sa décision, les principaux points lumineux de la commune ont été éteints (stade, église, ZAC…) et que la commune participe, par la mise à disposition de moyens, au sauvetage des oiseaux échoués.
« 
En outre, le juge relève que le système d’éclairage public en place à Cilaos ne permet pas de gérer à distance l’intensité de l’éclairage public sans une intervention humaine sur chaque point lumineux et que cette intervention n’est pas réalisable à très bref délai compte tenu des moyens dont dispose la commune.»

V. Plus débattu pourrait être le point de savoir si « la gestion de l’éclairage public » relève ou non du régime des « dérogations espèces protégées ».

Le juge des référés, ensuite, affirme que :

« Enfin, la gestion de l’éclairage public de la commune de Cilaos n’a ni pour objet ni pour effet d’entraîner directement et intentionnellement la destruction ou la perturbation des pétrels de Barau et ne présente pas la nature d’un projet devant faire l’objet d’une demande de dérogation au titre des espèces protégées en application de l’article L. 411-2 du code de l’environnement. »

Ce point, intéressant, pourrait faire plus débat. 

Certes la directive oiseaux n’est-elle pas telle quelle applicable à La Réunion. Mais écarter l’éclairage public de ce régime en bloc n’est pas raisonnable si c’est ce qu’a voulu dire le juge des référés. 

Ou alors, ce juge des référés a bien été précis, en parlant de la « gestion » de l’éclairage public (et non des nouvelles implantations). Auquel cas il est possible de lui donner raison, même si le régime en question ne trouve pas son application que lors des implantations de nouveaux ouvrages. 

Rappelons en deux mots ce cadre juridique. 

La directive du 21 mai 1992 concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvage, dite directive Habitats, et la directive du 30 novembre 2009 concernant la conservation des oiseaux sauvages imposent aux États membres de mettre en place un régime général de protection stricte des espèces animales, des habitats et des oiseaux. Ce régime figure aux articles L. 411-1 et suivants du code de l’environnement.

En matière d’espèces protégées, le principe de ce régime est celui de l’interdiction de toute destruction desdites espèces ou de leur habitat, sous réserve des dérogations à ce principe (art. L. 411-2 de ce même code), le tout assurant la transposition de la directive Habitats 92/43/CEE du 21 mai 1992.

Schématiquement, une telle dérogation suppose que soient réunies trois conditions (cumulatives, donc) :

  1. il n’y a pas de solution alternative satisfaisante
  2. il n’en résulte pas une nuisance au « maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle »
  3. le projet conduisant à cette destruction sert lui-même un des motifs limitativement énumérés par la loi, à savoir (conditions alternatives, cette fois) :
    • protéger la faune et de la flore sauvages et la conservation des habitats naturels ;
    • prévenir des dommages importants notamment aux cultures, à l’élevage, aux forêts, aux pêcheries, aux eaux et à d’autres formes de propriété ;
    • s’inscrire dans l’intérêt de la santé et de la sécurité publiques ou pour d’autres raisons impératives d’intérêt public majeur, y compris de nature sociale ou économique, et pour des motifs qui comporteraient des conséquences bénéfiques primordiales pour l’environnement ;
    • agir à des fins de recherche et d’éducation, de repeuplement et de réintroduction de ces espèces et pour des opérations de reproduction nécessaires à ces fins, y compris la propagation artificielle des plantes ;
    • permettre, dans des conditions strictement contrôlées, d’une manière sélective et dans une mesure limitée, la prise ou la détention d’un nombre limité et spécifié de certains spécimens.

Ces conditions sont cumulatives et, souvent, c’est sur la notion d’intérêt public majeur (RIIPM ou RIPM) que sont fondées les dérogations.

NB pour un cas récent et amusant, voir Conseil d’État, 18 avril 2024, n° 471141. 

L’éclairage public est-il exclu de ce régime ? Non. 

Ce qui est interdit sauf dérogation, par les articles L. 411-1 et L. 411-2 du code de l’environnement, ce sont :

« 1° La destruction ou l’enlèvement des oeufs ou des nids, la mutilation, la destruction, la capture ou l’enlèvement, la perturbation intentionnelle, la naturalisation d’animaux de ces espèces ou, qu’ils soient vivants ou morts, leur transport, leur colportage, leur utilisation, leur détention, leur mise en vente, leur vente ou leur achat ;

« 2° La destruction, la coupe, la mutilation, l’arrachage, la cueillette ou l’enlèvement de végétaux de ces espèces, de leurs fructifications ou de toute autre forme prise par ces espèces au cours de leur cycle biologique, leur transport, leur colportage, leur utilisation, leur mise en vente, leur vente ou leur achat, la détention de spécimens prélevés dans le milieu naturel ;

« 3° La destruction, l’altération ou la dégradation de ces habitats naturels ou de ces habitats d’espèces ;»

La destruction, l’altération et la dégradation des habitats naturels de ces espèces peut provenir de fonctionnement d’équipements.  

Souvent, la sanction en cas de violation de ces règles, ou de non mise en place des mesures compensatoires, sera pénale (voir par exemple Cass. crim., 18 octobre 2022, n° 21-86.965 ; étant rappelé que le juge judiciaire des référés n’a pas compétence pour suspendre une activité ICPE exercée sans dérogation au titre des espèces protégées : Cass. civ. 3, 21 décembre 2023, 23-14.343, au bulletin).

Mais ce peut être aussi la censure de la non adoption de demandes d’autorisations « en cours de route », au fil de l’exploitation ou le caractère mesuré ou non, au regard de ces deux articles du code,  de décisions administratives qui ne sont pas des régimes de déclaration ou d’autorisation. 

Voir, certes en partie par analogie, CAA Bordeaux, 9 mars 2021, 19BX03522 ; pour l’effarouchement des ours, voir par exemple Conseil d’État, 31 octobre 2022, n° 454633. 

D’où une légère interrogation sur ce point à la lecture de cette ordonnance. 

VI. Voici cette ordonnance (lien vers le site dudit TA) :

TA La Réunion, ord., 20 avril 2024, n° SEOR, n° 2400489

Cilaos ; photos coll. pers. 2023