Enfouir, dans un CSDU, d’autres déchets que ceux prévus au contrat, pourra, pénalement, être un abus de confiance

Le dossier pénal des frères Guerini pourrait boucher le port de Marseille

Mais il présente l’avantage de faire avancer le droit : désormais, on sait qu’enfouir, dans un CSDU, d’autres déchets que ceux prévus au contrat, pourra, pénalement, être un abus de confiance… 

Plus largement voici que l’abus de confiance peut ainsi, enfin, porter sur des fonds, des valeurs ou un bien quelconque, y compris un immeuble : ce dernier point étant, pour la Cour de cassation, un revirement de jurisprudence. 


Le 9 février 2009, le procureur de la République de Marseille a été informé par un correspondant anonyme de malversations susceptibles d’être imputées à M. Jean-Noël Guérini, président du conseil général des Bouches-du-Rhône et à son frère, M. Alexandre Guérini, entrepreneur spécialisé dans le traitement des déchets.

Dans la foulée, une « une information a été ouverte mettant en évidence diverses influences sur la passation et la gestion de contrats juteux… en lixiviats.

Notamment, il est apparu qu’à la faveur d’un protocole d’accord signé en 2000, une société est cédée qui était titulaire depuis 1999 d’une délégation de service public pour l’exploitation d’un site d’enfouissement de déchets (CSDU). Et comme le note la Cour de cassation,  Les investigations menées relativement à la fixation de la seconde partie du prix ont mis en évidence que sa majoration aurait été la contrepartie de l’influence exercée par [Alexandre Guérini] auprès des élus, membres du Sitom BVA, à l’effet d’obtenir une augmentation du volume d’activité autorisée.»

Pourquoi vouloir cette augmentation de volume ? Pour y enfouir des déchets… autres que ceux autorisés. Autres que ceux du déléguant (ce qui sous diverses limites est possible mais faut-il que ce soit prévu au contrat, ce qui est très limité en marché public et plutôt la norme en délégation de service public, mais passons).

Chacun, à la lecture de ce qui précède, peut jouer à deviner ce que furent les infractions donnant lieu à poursuites. Mettons fin à ce suspens aussi ludique qu’insoutenable en citant, là encore, la Cour de cassation :

« Par ordonnance du 17 janvier 2020, le juge d’instruction a décidé le renvoi devant la juridiction de jugement des personnes mises en examen, parmi lesquelles, notamment, M. [I] [F] des chefs de trafic d’influence passif par un particulier, blanchiment à titre habituel, recel de prise illégale d’intérêts, abus de confiance, abus de biens sociaux, M. [U] [F] du chef de prise illégale d’intérêts, la société SMA E des chefs de recel de prise illégale d’intérêts et abus de confiance, M. [Z] du chef d’abus de confiance, M. [G] des chefs de complicité d’abus de confiance, faux et usage de faux, M. [N] du chef de favoritisme et M. [H] du chef de destruction de preuves d’un crime ou d’un délit. »

Tout de même… 

Passons ensuite sur les nombreux épisodes de cette affaire qui a d’ailleurs eu des victimes collatérales, ce que l’on ne peut que regretter… pour en venir aux deux apports juridiques intéressants de la nouvelle décision de la Cour de cassation rendue dans cette affaire :

  • d’une part, un aspect intéressant relatif aux actions de l’association ANTICOR depuis que celle-ci a perdu son agrément… Sur ce point, voir ici  un article 
  • d’autre part, et surtout, une question de qualification pénale. Enfouir d’autres déchets que prévu au contrat, est-ce potentiellement, si les autres conditions se trouvent réunies… un abus de confiance au sens pénal, avec l’autorité délégante pour victime ? 

A cette seconde question, la Cour de cassation vient d’apporter une réponse claire : OUI.

Mais cette réponse n’était pas si aisée que le sens commun pouvait le faire accroire.

Citons l’article 314-1 du code pénal, lequel dispose que :

« L’abus de confiance est le fait par une personne de détourner, au préjudice d’autrui, des fonds, des valeurs ou un bien quelconque qui lui ont été remis et qu’elle a acceptés à charge de les rendre, de les représenter ou d’en faire un usage déterminé.

« L’abus de confiance est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 375 000 euros d’amende. »

La loi prévoit donc que l’abus de confiance consiste, pour l’auteur de cette infraction, à détourner un bien quelconque lui ayant été remis à titre précaire, c’est-à-dire sans que la propriété ne lui en soit transmise.

Un bien quelconque… Ne peut être un immeuble… soutenaient les frères Guérini. 

La Cour de cassation a rejeté cette interprétation, faisant prévaloir celle ânonnée par tout étudiant dès sa première année de droit (ou était-ce la 2e ?), selon laquelle les biens immobilier… sont des biens. 

Ce peut sembler être une évidence, sauf que dans le passé la Cour de cassation en avait jugé autrement (cass. crim., 10 octobre 2001, pourvoi n° 00-87.605, Bull. crim. 2001, n° 205 ; selon cette décision « l’abus de confiance ne [pouvait alors] porter que sur des fonds, des valeurs ou un bien quelconque, à l’exclusion d’un immeuble )…

Cette décision d’avril 2024 est donc un revirement. Mais un revirement logique car le code pénal ne distingue pas selon la nature du bien. De plus, rien n’interdit de considérer qu’un immeuble puisse être remis dans un but déterminé puis détourné. En effet, le détournement peut seulement consister à utiliser un bien à des fins autres que celles prévues, lorsque cet usage implique la volonté de se comporter comme propriétaire du bien.

Tel est le cas du titulaire d’un marché d’enfouissement de déchets sur un terrain lui ayant été remis à titre précaire par des collectivités territoriales, qui réduit de façon irrémédiable les capacités d’enfouissement de ce site en y enterrant des déchets autres que ceux pour lesquels le marché a été conclu.

Citons la Cour de cassation sur ce point :

«46. Selon l’article 314-1 du code pénal, l’abus de confiance est le fait par une personne de détourner, au préjudice d’autrui, des fonds, des valeurs ou un bien quelconque qui lui ont été remis et qu’elle a acceptés à charge de les rendre, de les représenter ou d’en faire un usage déterminé.« 
47. La Cour de cassation juge que l’abus de confiance ne peut porter que sur des fonds, valeurs ou biens quelconques à l’exclusion d’un immeuble (Crim., 10 octobre 2001, pourvoi n° 00-87.605, Bull. crim. 2001, n° 205).
« 48. Cette jurisprudence a suscité des controverses doctrinales qui justifient un nouvel examen.
« 49. Il ressort des travaux parlementaires ayant conduit à l’adoption du nouveau code pénal que la notion de bien quelconque, participant à la définition de l’objet de la remise, condition préalable à la commission du délit d’abus de confiance, au sens du texte précité, doit s’entendre de tout bien, meuble ou immeuble.
« 50. La Cour de cassation étend cette notion à tout bien susceptible d’appropriation, en ce compris les biens incorporels ou immatériels. Par exemple, entrent dans cette catégorie le numéro de carte bancaire (Crim., 14 novembre 2000, pourvoi n° 99-84.522, Bull. crim. 2000, n° 338), la connexion internet mise à disposition des salariés au titre de leur activité professionnelle (Crim., 19 mai 2004, pourvoi n° 03-83.953, Bull. crim. 2004, n° 126), le temps de travail de salariés utilisé à des fins autres que celles pour lesquelles ils perçoivent une rémunération (Crim., 19 juin 2013, pourvoi n° 12-83.031, Bull. crim. 2013, n° 145).
« 51. Le législateur a recouru à cette même notion dans la définition de l’escroquerie, quant à son objet qui, aux termes de l’article 313-1 du code pénal, peut porter sur des valeurs ou un bien quelconque. Après avoir posé, sous l’empire de l’article 405 de l’ancien code pénal, le principe selon lequel un immeuble ne peut être l’objet d’une escroquerie (Crim., 15 juin 1992, pourvoi n° 91-86.053, Bull. crim. 1992, n° 235), la Cour de cassation, faisant application du nouveau texte, juge désormais qu’un immeuble, étant un bien au sens de ce texte, peut constituer l’objet du délit (Crim., 28 septembre 2016, pourvoi n° 15-84.485, Bull. crim. 2016, n° 254). Cette décision s’inscrit dans le prolongement d’une jurisprudence antérieure et ancienne admettant, en dépit du principe d’exclusion des immeubles, que le délit peut porter indirectement sur un tel bien, soit que la remise concerne son prix dont la valeur a été surestimée en raison des manoeuvres frauduleuses, soit qu’elle porte sur des titres de propriété ou de constitution des droits réels s’y rapportant.
« 52. Enfin, l’acte de détournement, constitutif de l’infraction d’abus de confiance, peut résulter d’une utilisation du bien à des fins étrangères à celles qui avaient été convenues, lorsque cet usage implique la volonté du possesseur de se comporter, même momentanément, comme le propriétaire du bien (Crim., 13 février 1984, pourvoi n° 82-94.484, Bull. crim. 1984, n° 49).
« 53. Il résulte de l’ensemble de ces éléments qu’il convient désormais de juger que l’abus de confiance peut porter sur un bien quelconque en ce compris un immeuble.
« 54. En l’espèce, pour déclarer M. [I] [F], M. [Z] et la société SMA E coupables d’abus de confiance et M. [G] de complicité d’abus de confiance, l’arrêt attaqué énonce que les recettes issues de la facturation, hors marché, du coût de l’enfouissement par la société SMA E aux sociétés privées spécialisées dans le tri des rejets de tri apportés sur le centre du [Localité 7] représentent en réalité un transfert du coût de l’enfouissement de ces déchets sur les exploitants de centres de tri, qu’une très grande partie des déchets issus des rejets de centres de tri apparaît issue d’apporteurs extérieurs aux collectivités concernées de sorte qu’une large partie des recettes encaissées par la société SMA E l’a été au titre d’une activité non autorisée par le marché n° 05/04 et par les arrêtés d’exploitation.
« 55. Les juges soulignent qu’en organisant de manière systématique pour le compte de la société SMA E et à leur seul bénéfice une exploitation privative du site et en formalisant des accords avec des apporteurs de déchets dont l’origine indéterminée était manifestement extérieure aux collectivités territoriales concernées, qui en supportaient la charge financière, MM. [I] [F] et [Z], agissant pour le compte de ladite société, se sont comportés comme les propriétaires des terrains et des infrastructures du site du [Localité 7], alors que la société n’était qu’une prestataire, titulaire d’un droit d’exploiter un terrain et ses aménagements, encadré par le marché public et les arrêtés préfectoraux d’exploitation.
« 56. Les juges relèvent que s’il n’y a eu ni dissipation du terrain et de ses aménagements ni destruction de ceux-ci ni changement d’affectation des lieux, les collectivités concernées peuvent légitimement déplorer que l’enfouissement d’une très importante quantité de déchets industriels et de rejets de centres de tri d’origine extérieure à elles a participé de la diminution du volume d’enfouissement en réduisant de manière irréversible le « vide de fouille » et, par voie de conséquence, la durée d’utilisation de l’ouvrage.
« 57. Ils observent qu’une décharge arrivée à saturation doit être abandonnée après recouvrement de la surface de couches de terre et de végétaux et ne peut donc plus être utilisée pendant des décennies, sauf à constituer un espace naturel ouvert au public, nécessitant ainsi pour les collectivités concernées de trouver un nouveau lieu d’enfouissement et d’y consacrer d’importants investissements.
« 58. Ils ajoutent que l’assertion selon laquelle l’enfouissement de déchets non prévus au marché n’aurait causé aucun préjudice à la collectivité, dans la mesure où il s’agissait, selon les prévenus, de ne compenser qu’un déficit de tonnage par rapport aux prévisions initiales, est indifférente à la caractérisation du délit d’abus de confiance, le préjudice de la victime n’étant pas un élément constitutif de l’infraction, et que le fait que les instances dirigeantes de la CAPAE ayant succédé à la communauté d’agglomération GHB aient laissé sciemment perdurer cette situation, au lieu d’y remédier, ne saurait faire disparaître le caractère délictueux des faits.
« 59. En l’état de ces énonciations, qui ne souffrent d’aucune insuffisance ni dénaturation des termes du marché liant la société SMA E à la CAPAE, la cour d’appel n’a pas méconnu les textes visés au moyen pour les motifs qui suivent.
« 60. En premier lieu, le revirement de jurisprudence énoncé au paragraphe 53 ne méconnaît pas le principe consacré par l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme. En effet, le principe de non-rétroactivité ne s’applique pas à une simple interprétation jurisprudentielle à la condition qu’elle ne soit pas imprévisible. Or les demandeurs avaient la possibilité de s’entourer de conseils appropriés et, de surcroît, étaient des professionnels habitués à devoir faire preuve d’une grande prudence dans l’exercice de leur activité, et notamment dans l’évaluation des risques qu’elle comporte. Ils ne sauraient invoquer le droit à une jurisprudence figée interdisant d’étendre le champ d’application de l’article 314-1 du code pénal au détournement d’un immeuble, la Cour de cassation s’étant, par plusieurs arrêts antérieurs aux faits poursuivis, engagée dans le sens d’un élargissement de la conception de l’objet détourné.
« 61. En deuxième lieu, l’exploitation à laquelle se sont livrés les prévenus en marge du marché liant la société SMA E aux collectivités concernées a consisté en une utilisation du site non conforme au cahier des clauses techniques particulières dont il est résulté une réduction, à leur insu et en fraude de leurs droits, des capacités d’enfouissement résiduelles du site qu’elles avaient remis à titre précaire, portant ainsi atteinte de façon irrémédiable à l’utilité de l’immeuble. Est ainsi caractérisé un usage abusif de l’immeuble qui, traduisant la volonté manifeste des prévenus de se comporter, même momentanément, comme propriétaires, s’analyse en un détournement entrant dans le champ de l’article 314-1 du code pénal.
« 62. En troisième lieu, si c’est à tort que la cour d’appel a retenu que le préjudice n’est pas un élément constitutif du délit d’abus de confiance, l’arrêt n’encourt pas la censure dès lors que l’existence d’un préjudice, qui peut n’être qu’éventuel, se trouve nécessairement incluse dans la constatation du détournement.
« 63. Dès lors les moyens ne sauraient être accueillis.»

Bref, enfouir , dans un CSDU, d’autres déchets que ceux prévus au contrat, pourra, pénalement, être un abus de confiance… Et les frères Guérini, eux, pourront être enfouis aux oubliettes des Baumettes. 

N.B. : in fine, le sénateur Jean-Noël Guérini a été condamné à trois ans de prison dont 18 mois avec sursis et cinq ans d’inéligibilité, donc, de diverses infractions. Son frère écope de six ans de prison ferme non-aménageables en sus de diverses peines accessoires.

Source :

Cass. crim., 13 mars 2024, n°22-83.689

Photo : coll. pers. (image de la partie pénale de notre bibliothèque)