Néonicotinoïdes : pour les betteraves, les carottes sont cuites

La CJUE a, en janvier dernier, posé que les Etat ne peuvent pas déroger aux interdictions expresses de mise sur le marché et d’utilisation de semences traitées à l’aide de produits phytopharmaceutiques contenant des néonicotinoïdes… ce qui en l’espèce fumait le droit belge.

Mais qui (notamment pour les betteraves sucrières) en réalité a fini par censurer également la position de l’Etat français, ainsi que celle de notre Conseil d’Etat national, ce dont celui-ci, ce jour, a bien du acter. 

  • I. L’arrêt rendu en janvier dernier par la CJUE
  • II. Rappel des positions françaises antérieures 
  • III. Le clap de fin de ce jour, par le Conseil d’Etat (après en réalité un abandon déjà par le Gouvernement des tentatives de dérogation il y a quelques mois, au lendemain de la décision de la CJUE)

Le thiaméthoxame et la clothianidine sont des insecticides du groupe des néonicotinoïdes utilisés dans l’agriculture pour le traitement des semences, initialement autorisés dans l’Union. Cependant, en raison des risques aigus et chroniques élevés encourus par les abeilles provenant des semences traitées à l’aide de produits phytopharmaceutiques contenant ces néonicotinoïdes, et compte tenu du niveau élevé de protection de la santé des animaux recherché au sein de l’Union, la Commission a, en 2018, adopté de nouvelles réglementations imposant des restrictions très strictes concernant l’utilisation de ces substances actives.

I. L’arrêt rendu en janvier dernier par la CJUE

Deux règlements d’exécution ont ainsi interdit la mise sur le marché et l’utilisation, dès la fin de l’année 2018, des semences traitées à l’aide de ces néonicotinoïdes, sauf aux fins des cultures dans des serres permanentes, tout au long du cycle de vie de la culture ainsi obtenue :

  • Règlement (CE) n° 1107/2009 du Parlement européen et du Conseil, du 21 octobre 2009, concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques et abrogeant les directives 79/117/CEE et 91/414/CEE du Conseil (JO 2009, L 309, p. 1).
  • Règlement d’exécution (UE) 2018/784 de la Commission, du 29 mai 2018, modifiant le règlement d’exécution (UE) no 540/2011 en ce qui concerne les conditions d’approbation de la substance active « clothianidine » (JO 2018, L, 132, p. 35) et règlement d’exécution (UE) 2018/785 de la Commission, du 29 mai 2018, modifiant le règlement d’exécution (UE) no 540/2011 en ce qui concerne les conditions d’approbation de la substance active « thiaméthoxame » (JO 2018, L 132, p. 40).

Néanmoins, à l’automne 2018, en invoquant le régime dérogatoire et temporaire inscrit à l’article 53, paragraphe 1, du règlement n°1107/2009, précité, l’État belge a délivré six autorisations d’utilisation de produits phytopharmaceutiques à base de clothianidine et de thiaméthoxame pour le traitement des semences de certaines cultures, y compris les betteraves sucrières, ainsi que pour la mise sur le marché de ces semences et leur ensemencement en plein air.

Deux associations de lutte contre les pesticides et de promotion de la biodiversité ainsi qu’un apiculteur ont formé devant le Conseil d’État belge un recours contre ces autorisations, qui seraient accordées de manière abusive, plusieurs années d’affilée et sans justifications suffisantes, ce que conteste l’État belge. Ces requérants font valoir que ces néonicotinoïdes sont utilisés de manière croissante à travers la technique de l’enrobage des semences, en ce sens que, au lieu d’être pulvérisés sur la culture, ils sont préventivement appliqués sur les semences avant l’ensemencement, sans égard à la présence avérée ou non des insectes que ces produits visent à éliminer.

Le Conseil d’État belge s’adresse à la Cour afin de déterminer s’il est possible, sur le fondement de l’article 53, paragraphe 1, du règlement n° 1107/2009, de déroger à l’interdiction de mise sur le marché et d’utilisation en extérieur de semences traitées à l’aide de ces produits, expressément prévue par les règlements d’exécution, en autorisant :

  • la mise sur le marché de produits phytopharmaceutiques contenant ces substances actives en vue du traitement de semences et
  • la mise sur le marché et l’utilisation de semences traitées à l’aide de ces produits.

Bref, le Conseil d’Etat belge a eu l’humilité de poser une question préjudicielle à la CJUE, ce que le Conseil d’Etat français, comme nous le verrons ci-après, a eu l’orgueil usuel de ne pas poser.

La CJUE  a alors jugé, en janvier dernier, que cette disposition permet aux États membres, dans des circonstances exceptionnelles, d’autoriser la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques qui contiennent des substances qui ne sont pas couvertes par un règlement d’approbation (toute substance active est évaluée et doit remplir certaines conditions avant d’être autorisée et mise sur le marché pour un type de produit donné). Toutefois, cette même disposition ne leur permet pas de déroger aux réglementations de l’Union visant expressément à interdire la mise sur le marché et l’utilisation de semences traitées à l’aide de tels produits.

Cette interprétation trouve son origine dans la formulation même de cet article 53 du règlement n° 1107/2009 ainsi que dans l’objectif de ce règlement, lequel vise à assurer un niveau élevé de protection de la santé humaine et animale ainsi que de l’environnement, et qui se fonde sur le principe de précaution, qui est l’un des fondements de la politique de protection d’un niveau élevé poursuivie par l’Union dans le domaine de l’environnement.

La Cour rappelle que, comme le prévoit l’article 49 du règlement n° 1107/2009, lorsqu’il existe de réelles préoccupations selon lesquelles les semences traitées à l’aide de produits phytopharmaceutiques autorisés pour cette utilisation dans un État membre sont susceptibles de présenter un risque grave pour la santé humaine ou animale ou pour l’environnement et lorsqu’un tel risque ne peut être contenu de manière satisfaisante à l’aide des mesures prises par l’État membre ou les États membres concernés, des mesures visant à restreindre ou à interdire l’utilisation et/ou la vente de telles semences traitées sont immédiatement prises. C’est sur ce fondement qu’ont été adoptés les règlements d’exécution interdisant la mise sur le marché et l’utilisation en extérieur des semences en cause.

La Cour souligne, par ailleurs, l’obligation qu’ont tous les États membres de prendre toutes les mesures nécessaires afin de promouvoir la lutte contre les ennemis des cultures à faible apport en pesticides, en privilégiant chaque fois que possible les méthodes non chimiques. Une telle obligation implique que les utilisateurs professionnels de pesticides se reportent sur les pratiques et produits présentant le risque le plus faible pour la santé humaine et l’environnement parmi ceux disponibles pour remédier à un même problème d’ennemis des cultures.

La Cour relève en outre que le législateur de l’Union a bien envisagé, dans le cadre de la dérogation prévue à l’article 53, paragraphe 1, du règlement n° 1107/2009, la possibilité que les États membres, dans des circonstances exceptionnelles, à savoir lorsqu’un danger ou une menace compromettant la production végétale ou les écosystèmes ne peut être maîtrisé par d’autres moyens raisonnables, puissent autoriser des produits phytopharmaceutiques ne satisfaisant pas aux conditions prévues par le règlement en question. Toutefois, s’agissant des semences traitées à l’aide de produits phytopharmaceutiques contenant des substances interdites expressément, elle considère que, par cette disposition, le législateur n’a pas entendu permettre aux États membres de déroger à une telle interdiction expresse.

Voici cette décision :

CJUE, 19 janvier 2023, n°C-162/21

II. Rappel des positions françaises antérieures 

La France avait bien sur transposé et appliqué ce droit européen. Mais elle a ensuite dérogé à ce principe d’interdiction des néonicotinoïdes dans le cas des produits applicables aux betteraves sucrières qui ne bénéficient pas à ce jour de produits de substitution satisfaisants semble-t-il.

Le débat fut souvent porté en droit interne sur le principe de non régression en matière environnementale, au titre de la charte de l’environnement, avec des positions à tout le moins souples des juridictions françaises :

  • pour le Conseil constitutionnel, voir Décision n° 2020-809 DC du 10 décembre 2020 :

Mais le droit européen a fait partie aussi des champs de bataille sur ce point et un arrêt du Conseil d’Etat avait été rendu le 12 juillet 2021, dans un sens qui peine à cadrer avec la position de la CJUE de ce jour, mais qui était loin d’être imprévisible.

Il y avait eu notification à la Commission européenne, le 2 février 2017, d’un projet de décret énumérant les substances actives de la famille des néonicotinoïdes présentes dans les produits phytopharmaceutiques visées par l’interdiction d’utilisation énoncée au II de l’article L. 253-8 du code rural et de la pêche maritime (CRPM ; 4e alinéa de l’article 5 de la directive 2015/1535 du 9 septembre 2015 et non sur le règlement n° 1107/2009 du 21 octobre 2009).

La Commission avait répondu, le 3 août 2017, à la notification de ce projet, en se référant au règlement (CE) n° 1107/2009, précité.

Il en avait résulté le décret n° 2018-675 du 30 juillet 2018 relatif à la définition des substances actives de la famille des néonicotinoïdes présentes dans les produits phytopharmaceutiques, lequel avait inséré dans le CRPM (code rural et de la pêche maritime) un article D. 253-46-1 qui dispose que ces substances de la famille des néonicotinoïdes sont l’acétamipride, la clothianidine, l’imidaclopride, le thiaclopride et le thiaméthoxame.

C’était l’acte attaqué via ce contentieux.

Mais le débat de fond était déjà celle de la compétence de la France pour décider d’une telle interdiction, alors que cette compétence est européenne (règlement n° 1107/2009 du 21 octobre 2009) au stade, non pas de l’autorisation de mise sur le marché (AMM) qui relève des Etats… mais au stade, en amont, de l’approbation des substances actives relève de la Commission européenne. Bref, déjà le problème traité ce jour par la CJUE.

Il  y avait donc là pour l’Etat un risque « d’inconventionnalité » de sa mesure. Cet angle d’attaque de la part des requérants était tout sauf faible, comme le soulignera le rapporteur public dans ses intéressantes conclusions (voir ici les pages 2 et 3 de ce texte, sur le site du CE). 

Europe EU UE drapeau
Crédits photographiques : Markus Spiske (Unsplash)

La ligne de défense vint, non pas d’abord de l’Etat, mais d’un intervenant ; ne s’agissait-il pas d’une « mesure de sauvegarde » au sens de ce régime de droit européen, même si ce n’est pas ainsi que le Ministre l’avait présentée ?

Ces mesures de sauvegarde des articles 69 et 71 du règlement n° 1107/2009 prévoient que :

« lorsqu’il apparaît clairement qu’une substance active, un phytoprotecteur, un synergiste ou un coformulant approuvé ou un produit phytopharmaceutique qui a été autorisé en vertu du présent règlement est susceptible de constituer un risque grave pour la santé humaine ou animale ou l’environnement et que ce risque ne peut être maîtrisé de façon satisfaisante au moyen des mesures prises par l’État membre ou les États membres concernés, des mesures visant à restreindre ou interdire l’utilisation et/ou la vente de la substance ou du produit en question sont prises immédiatement selon la procédure de réglementation visée à l’article 79, paragraphe 3, soit à l’initiative de la Commission, soit à la demande d’un État membre ».

Le Conseil d’Etat va estimer que c’était bien le cas, ce qui imposait au préalable de démontrer :

  • d’une part qu’il y a dangerosité en la matière :
    • « un risque grave pour la santé humaine ou animale ou l’environnement et que ce risque ne peut être maîtrisé de façon satisfaisante au moyen des mesures prises par l’État membre ou les États membres concernés »
  • d’autre part, que la procédure ad hoc a bien été respectée, ce qui pouvait donner lieu à quelques débats.

Dans son arrêt de 2021, donc, le Conseil d’Etat avait :

  • posé que, sur la question de la dangerosité, le contrôle du juge de l’excès de pouvoir est limité à un contrôle restreint. Soit.
  • brossé un mode d’emploi en termes de procédure, vis-à-vis de l’UE, qui était pour l’Etat fort commode, un brin emprunt d’une souveraineté ombrageuse, mais qui pouvait à l’époque s’abriter derrière les formulations de l’arrêt C-514/19 du 8 octobre 2020, de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE).

La Haute Assemblée imposa ainsi en 2021 qu’une telle mesure conservatoire provisoire nécessaire à la protection de la santé humaine ou animale ou de l’environnement (art. 71 du règlement européen du 21 octobre 2009), commence par une information officielle de la Commission :

  • avec une présentation claire des risques des substances et de l’absence d’alternative à l’adoption en urgence des mesures considérées
  • et aucune incidence en cas de fondement erroné de cette communication dans le cas où la Commission serait restée muette en réponse à celle-ci

Voir ici cet arrêt de 2021 qui, donc, aujourd’hui, s’avère tout à fait daté :  CE, 12 juillet 2021, n° 424617, à publier au rec. 

Voir les conclusions de M. Laurent Cytermann, rapporteur public :

III. Le clap de fin de ce jour, par le Conseil d’Etat (après en réalité un abandon déjà par le Gouvernement des tentatives de dérogation il y a quelques mois, au lendemain de la décision de la CJUE)

Les Etats ont donc peu de marge de manoeuvre en matière de dérogations en ce domaine, nous pose la CJUE, alors que la position de l’Etat français et de son Conseil siégeant au Palais Royal est autre. Certes. MAIS le cadre de dérogation n’est pas le même. Ce n’est donc que par une sorte de transposition, que l’on pouvait poser comme probable que la décision de la CJUE allait invalider la position hexagonale. 

Mais c’est ce qui fut fait… déjà par le Gouvernement qui a abandonné toute tentative de dérogation il y a quelques mois, au lendemain de la décision de la CJUE… puis ce jour par le Conseil d’Etat. 

La Haute Assemblée a en effet posé qu’il résulte directement de l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne que les dérogations permettant leur utilisation pour les cultures de betteraves sucrières accordées en 2021 et 2022 étaient, compte tenu de cette interdiction, illégales. Le Conseil d’Etat en prononce donc l’annulation.

Voici cette décision 

CE, 3 mai 2023, Agir pour l’environnement n°450155, 450287, 450932, 450933, 451271, 451272, 451380, 461199