Dérogation « espèces protégées » : un important avis contentieux du Conseil d’Etat

Dérogation « espèces protégées » : par un avis contentieux très attendu, le Conseil d’Etat réaffirme sa jurisprudence, répond à certaines questions [qui lui étaient posées, ou non] et pas à d’autres… et continue de nous laisser dans le flou sur d’importants points. 

I. Rappel des épisodes précédents

La directive du 21 mai 1992 concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvage, dite directive Habitats, et la directive du 30 novembre 2009 concernant la conservation des oiseaux sauvages imposent aux États membres de mettre en place un régime général de protection stricte des espèces animales, des habitats et des oiseaux. Ce régime figure aux articles L. 411-1 et suivants du code de l’environnement.

En matière d’espèces protégées, le principe de ce régime est celui de l’interdiction de toute destruction desdites espèces ou de leur habitat, sous réserve des dérogations à ce principe (art. L. 411-2 de ce même code), le tout assurant la transposition de la directive Habitats 92/43/CEE du 21 mai 1992.

Schématiquement, une telle dérogation suppose que soient réunies trois conditions (cumulatives, donc) :

  1. il n’y a pas de solution alternative satisfaisante
  2. il n’en résulte pas une nuisance au « maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle »
  3. le projet conduisant à cette destruction sert lui-même un des motifs limitativement énumérés par la loi, à savoir (conditions alternatives, cette fois) :
    • protéger la faune et de la flore sauvages et la conservation des habitats naturels ;
    • prévenir des dommages importants notamment aux cultures, à l’élevage, aux forêts, aux pêcheries, aux eaux et à d’autres formes de propriété ;
    • s’inscrire dans l’intérêt de la santé et de la sécurité publiques ou pour d’autres raisons impératives d’intérêt public majeur, y compris de nature sociale ou économique, et pour des motifs qui comporteraient des conséquences bénéfiques primordiales pour l’environnement ;
    • agir à des fins de recherche et d’éducation, de repeuplement et de réintroduction de ces espèces et pour des opérations de reproduction nécessaires à ces fins, y compris la propagation artificielle des plantes ;
    • permettre, dans des conditions strictement contrôlées, d’une manière sélective et dans une mesure limitée, la prise ou la détention d’un nombre limité et spécifié de certains spécimens.

Ces conditions sont cumulatives et, souvent, c’est sur la notion d’intérêt public majeur que sont fondées les dérogations.

Oui mais développer des énergies renouvelables est-il constitutif d’un tel intérêt public majeur ? Et l’exigence d’un tel intérêt public majeur s’impose-t-il même quand une espèce n’est pas ou plus menacée ? Et faut-il lancer la procédure si l’atteinte aux animaux apparaît non pas en amont de l’exploitation, mais au fil de celle-ci ?

Voir notamment :

Voir cette vidéo de 8 mn 12, sur ce sujet donnant lieu à des jurisprudences subtiles et parfois incertaines :

Sources : art. L.411-1 du code de l’environnement puis art. L. 411-2 de ce même code ; CE, 25 mai 2018, 413267 ; CE, 3 juin 2020, n° 425395 ; CE, 3 juillet 2020, n° 430585 ; CAA Nantes, 13 mars 2020, 19NT01511 ; CAA Bordeaux, 14 mai 2019, 17BX01845 ; CAA Marseille, 4 octobre 2019, 18MA01980 – 18MA02314 ; CAA Nantes, 5 mars 2019, 17NT02791- 17NT02794 ; CAA bordeaux, 30 avril 2019, FNE Midi-Pyrénées, n° 17BX01426 ; CAA de NANTES, 5ème chambre, 24/01/2020, 19NT00916 ; CAA Nantes, 6 décembre 2019, 18NT04618 ; CAA Nantes, 28 novembre 2019, 18NT01696 ; CAA Nancy, 8 avril 2020, n° 18NC02309. Plus récemment, voir CAA de BORDEAUX, 5ème chambre, 09/03/2021, 19BX03522, Inédit au recueil Lebon. 

 

Plus récemment, voir :

Surtout, tant le projet de loi EnR que le droit européen envisagent de reconnaître comme étant a priori  dotés du caractère de « raison impérative d’intérêt public majeur » certains projets d’installations d’énergie renouvelable et certains projets déclarés d’utilité publique (au regard des règles d destructions d’espèces protégées de l’article L. 411-1 du code de l’environnement) :

Or, tous ces éléments de droit public, qui sont déjà parfois d’une redoutable complexité (mais tout en ce domaine relève d’une interprétation au cas par cas qui requiert des études d’abord, et du doigté ensuite…) fait que l’on pourrait, in fine, a tort, oublier que s’impose une autre norme, et surtout d’autres sanctions : celles du droit privé (civil voire pénal).

Voir (les liens ci-après renvoyant aux articles en même temps qu’aux décisions) : Cass. Crim., 1er juin 2010, pourvoi n° 09-87.159, Bull. crim. 2010, n° 96 Cass. crim., 18 octobre 2022, n° 21-86.965; voir surtout Cass. civ. 3., 30 novembre 2022, n°21-16.404..

II. Le nouvel avis contentieux rendu par le Conseil d’Etat

C’est dans ce cadre que le Conseil d’Etat vient de rendre un intéressant avis contentieux à la suite de questions posées cette juridiction par la cour administrative d’appel de Douai.

Cette dernière avait été saisie par une association de protection de l’environnement, laquelle contestait la construction d’un parc éolien dans le département du Pas-de-Calais.

1/

Le Conseil d’État rappelle le caractère cumulatif des trois conditions précitées :

  • pas de solution alternative satisfaisante
  • pas une nuisance au « maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle »
  • justification de l’arrêté par un des motifs limitativement énumérés par la loi, le motif d’intérêt public majeur en étant de loin le plus usuel

NB : rien de neuf. 

Mais, s’agissant ensuite de l’octroi de la dérogation elle-même, l’administration tiendra notamment compte des mesures d’évitement, de réduction et de compensation prévues, et de l’état de conservation des espèces concernées. Et comme pour toute décision de l’administration, le juge administratif pourra être saisi pour contrôler que la décision finale prise est bien conforme au droit.

NB : là encore, rien de neuf sous le soleil. Mais la phrase sur la prise en compte de l’état de conservation des espèces, pour classique qu’elle est en droit administratif, est intéressante car cette question n’était pas à proprement parler posée au Conseil d’Etat, lequel semble donc avoir voulu rappeler ce point. Faut-il y voir une réponse à la Cour de cassation qui récemment a estimé qu’un tel régime s’appliquait (même en cours d’exploitation) même en cas d’atteinte à une espèce dont l’état de conservation s’améliore (Cass. civ. 3., 30 novembre 2022, n°21-16.404) ? C’est possible mais n’opposons pas les deux juridictions, car :

• d’une part -, la réponse du Conseil d’Etat est suffisamment floue à apprécier au cas par cas pour que les deux positions des deux juridictions puissent être compatibles. 

• d’autre part, et surtout, il faut distinguer la phase de saisine de l’administration par l’exploitant ou le futur exploitant et celle de la décision administrative. Or, nous allons voir au point suivant que le Conseil d’Etat rappelle qu’il faut prendre en compte l’état de conservation des espèces au stade de la décision de l’administration mais pas au stade de la saisine de celle-ci par l’exploitant. Or, si on a ce point à l’esprit, l’éventuelle contradiction entre juridictions s’estompe (voir point suivant). 

2/

Le Conseil d’Etat précise que le responsable du projet doit examiner si l’obtention d’une dérogation est nécessaire : cet examen s’impose dès lors que des spécimens de l’espèce concernée sont présents dans la zone du projet, et il n’est tenu compte, à ce stade de l’examen, ni du nombre de ces spécimens, ni de l’état de conservation des espèces protégées présentes.

NB : cela va dans le même sens à ce stade du raisonnement qu’un des apports de la décision précitée Cass. civ. 3., 30 novembre 2022, n°21-16.404… Et même ce point pourrait donner de la cohérence à ces deux décisions (obligation pour l’exploitant de saisir l’administration sans se poser la question de l’état de conservation de l’espèce, avec risque sinon d’illégalité mais aussi de commission d’une infraction ; après à charge pour l’administration, elle, de prendre ce paramètre en compte). 

3/

Ensuite, le Conseil d’État précise que le responsable du projet devra obtenir une dérogation « espèces protégées » si l’atteinte aux espèces protégées est « suffisamment caractérisée ». Pour démontrer que cette atteinte n’est pas « suffisamment caractérisée » et qu’il n’a donc pas besoin d’une dérogation, il peut tenir compte des mesures permettant d’éviter le risque, mais aussi des mesures permettant de le réduire.

NB  : nous sommes sur ce point dans l’épure classique de la position du juge administratif. Mais on pourrait y voir une contradiction avec la récente et importante position de la Cour de cassation (même décision que celle déjà précitée :  Cass. civ. 3., 30 novembre 2022, n°21-16.404) qui voyait une obligation d’en passer par un arrêté même si un seul individu ou quelques individus d’une espèce en rémission se trouve(nt) détruits ou perturbés. Surtout, ce faisant, le Conseil d’Etat ne répond pas intégralement à la question qui lui était posée par la CAA. A l’évidence il préfère renvoyer à la notion floue d’atteinte suffisamment caractérisée, qui permet un examen au cas par cas, lequel relève du juge du fond (le contrôle de cassation étant limité à la « dénaturation » : CE, 29 juillet 2022, n° 443420, à mentionner aux tables du recueil Lebon).

Voici cette décision :

CE, 9 décembre 2022, Association Sud-Artois pour la protection de l’environnement et autres, 463563

Pour un commentaire par A. Berne :


Rappelons qu’une future loi et l’évolution du droit européen vont au moins transitoirement faire évoluer le droit en ce domaine quand il s’agit d’EnR :