Mobilités : ça roule pour la LOM (très marginalement cabossée rue Montpensier)

La loi d’orientation des mobilités (LOM) n’a été que partiellement censurée par les sages de la rue Montpensier (i.e. le Conseil constitutionnel). Revenons sur cette loi (I) avant que de détailler la censure de ce jour (II) et de donner le texte de cette décision (III). 


 

I. Rappels sommaires sur le contenu de cette loi

 

Un couple région/intercommunalité

La loi prévoit un renforcement du rôle des régions (qui passeront des « contrats opérationnels de mobilité » avec les autorités organisatrices de mobilité — AOM — y compris sur les questions de gares de voyageurs) mais sans ressource dédiée.

Le rôle de la région comme chef de file de la mobilité s’en trouve renforcé, pour coordonner les compétences mobilité de l’ensemble des autorités organisatrices sur leur territoire régional.

Le but est de supprimer les zones blanches de la mobilité (zones non couvertes par une autorité régulatrice de la mobilité). Des plans mobilités, couvrant l’ensemble des formes de mobilité, doivent remplacer les actuels plans de déplacement urbain.

Cette mise en cohérence est d’autant plus nette qu’un :

  • bassin de mobilité s’étend sur le périmètre d’un ou de plusieurs établissements publics de coopération intercommunale à fiscalité propre. Sauf accord formel de son assemblée délibérante, le territoire d’un établissement public de coopération intercommunale à fiscalité propre ne peut être découpé entre plusieurs bassins de mobilité (amendement Pancher)
  • rapport de compatibilité s’imposera entre le plan de mobilité et le plan climat-air-énergie territorial (NB : les plans de mobilité sont créés, et remplaceront les actuels plan de déplacement urbain — PDU — avec une dimension et un contenu plus vastes).

Il en résulte un tandem région/intercommunalité renforcé (avec ou sans présence des départements selon que ces derniers ont, ou n’ont pas, conventionné avec la région)… à ceci près que les communautés de communes pourront sortir du dispositif (voir encadré).

Exfiltration possible pour les communautés de communes

En effet, au plus tard le 1er juillet 2021, il y aura un vote en communauté de communes (conseil communautaire + majorité qualifiée des communes) pour se saisir de la compétence ou, à défaut, la transférer aux régions (mais en pareil cas les communautés de communes pourront continuer de financer certaines dépenses de mobilité).

 

 

Une compétence modulaire

La compétence sera plus modulable avec 8 modules :

    • 1) services réguliers de transport public (pas de Versement mobilité sans un tel service) ;
    • 2) services de transport à la demande ;
    • 3) services de transport scolaire ;
    • 4) « mobilités actives » (« l’ensemble des modes de déplacement pour lesquels la force motrice humaine est nécessaire, avec ou sans assistance motorisée ») ;
    • 5) services relatifs aux usages partagés de la voiture ;
    • 6) conseil et accompagnement individualisé à la mobilité à caractère social ;
    • 7) conseil en mobilité à destination des employeurs ;
    • 8) services de transport de marchandises et de logistique urbaine en cas de carence de l’offre privée

Les autorités organisatrices pourront agir dans le domaine de la mobilité solidaire en faveur des personnes vulnérables, sur le plan économique ou social. De même un gros volet sur les questions du numérique est-il prévu dans la loi.

 

De nombreux ajustements

Le texte va aussi ouvrir :

  • la possibilité de moduler le taux du VM par intercommunalité à l’échelle d’un syndicat mixte compétent (NB : le versement transport devient versement mobilité. Il sera conditionné à la mise en place de services de transport collectif régulier).
  • un volet conséquent en matière de nouvelles mobilités et les coordinations entre mobilités : free floating, VTC et taxis, vitesses de circulation, véhicules autonomes, plan vélo, création du forfait mobilité durable, extension et évolution du régime des zones à faibles émissions (ZFE)…
  • la voie à la fin des ventes de véhicules à énergie fossile carbonée d’ici 2040
  • la porte à de nouvelles concertations. Notamment, un comité des partenaires sera créé par chaque autorité organisatrice structuré autour des trois grands financeurs des transports : les représentants des employeurs, des usagers, et bien sûr l’autorité organisatrice. Il sera un lieu important de concertation sur l’évolution des offres de mobilité, de la politique tarifaire, sur la qualité des services et de l’information.

A noter aussi quelques mesures sociales :

  • de nombreuses mesures sur la gestion des réseaux de transports (dont un volet pauvreté et relogement pour les personnes expulsées des métros).
  • les demandeurs d’emploi bénéficient de conseil individualisé à la mobilité.
  • les déplacements des personnes handicapées sont également favorisés en améliorant l’information sur les solutions accessibles et en garantissant des tarifs réduits à leurs accompagnateurs.

 

Des priorités pour les investissements de renouvellement, le vélo, le co-voiturage

Comme il l’est clair depuis le début du quinquennat, la priorité budgétaire porte maintenant sur la programmation des investissements de renouvellement. Le budget total atteint 13,4 Md€ sur la période 2018-2022, soit une augmentation de 40% par rapport à la période 2013-2017. Les 3/4 des investissements pour les transports dans le quinquennat sont dédiés au ferroviaire (en ajoutant les 13,4Md€ d’investissements du projet de loi mobilités et les 3,6 Md€ investis chaque année par SNCF Réseau), avec une réorientation claire des investissements en faveur des transports du quotidien.

S’y ajoute de gros volets :

  • covoiturage et autopartage
  • véhicule autonome
  • régulation du free floating
  • aide à l’acquisition de véhicules propres et aux comportements vertueux avec notamment un « forfait mobilités durables » visant à favoriser les déplacements domicile-travail à vélo ou en covoiturage. Celui-ci doit permettre aux employeurs de verser jusqu’à 400 euros aux salariés se rendant à leur travail en vélo ou pratiquant le covoiturage. L’État généralisera ce forfait à ses agents en 2020. Un fonds vélo de 350 millions d’euros est par aillerus créé pour lutter contre les ruptures de pistes cyclables, généraliser le marquage des vélos pour lutter contre le vol et introduire une indemnité kilométrique vélo.
  • véhicules électriques. Le texte prévoit de réduire le coût de raccordement des infrastructures de recharge et rend obligatoire l’équipement de prise dans les parkings de plus de 10 places.

90 km/h : comment ne pas déraper ?

La loi prévoit naturellement le retour aux 90 km / h l’assouplissement des 80 km/h, comme convenu, aux mains des présidents de conseils départementaux et/ou des préfets. Comment éviter les sorties de routes ? Comment calibrer ces dérogations sur des critères assez objectifs pour limiter les engagements de responsabilité, pour les élus concernés ? A cet effet, il sera utile de s’appuyer sur l’étude ad hoc du conseil national de la sécurité routière (CNSR) du 9 juillet 2019, intitulée « Dérogation à la vitesse maximale autorisée de 80 km/h sur route bidirectionnelle sans séparateur central : éléments d’aide à la décision ». Voir

https://conseilnational-securiteroutiere.fr/les-travaux/#les-rapports-dexperts

 

L’éternel frein financier…

Le Sénat a carrément, en bloc, rejeté le texte le 5 novembre 2019 (alors qu’une commission mixte paritaire conclusive avait été un temps espérée) pour un motif principal : le Palais du Luxembourg réclame un financement spécifique (que l’Etat estime avoir accordé via les discussions sur le projet de loi de finances, dans le cadre des débats sur la suppression de la taxe d’habitation… ce qui se discute)… Le Gouvernement, lui, post-gilets jaunes, ne veut pas entendre parler de tout nouvel impôt ou de refonte/augmentation de taxes…

 

II. La censure, très partielle, de ce jour opérée par le Conseil constitutionnel, et qui ne freine pas cette nouvelle mobilité si ce n’est très à la marge (mais cette décision des sages de la rue Montpensier est d’une grande portée par ailleurs)

 

Le Conseil constitutionnel censure partiellement des dispositions relatives aux chartes de responsabilité sociale des plateformes électroniques et contrôle des objectifs de l’action de l’Etat au regard de l’article 1er de la Charte de l’environnement

Par sa décision n° 2019-794 DC du 20 décembre 2019, le Conseil constitutionnel s’est prononcé sur plusieurs dispositions de la loi d’orientation des mobilités, dont il avait été saisi par plus de soixante députés et plus de soixante sénateurs.
Était notamment critiqué l’article 44 de cette loi, prévoyant les conditions dans lesquelles une entreprise, qui, en qualité d’opérateur de plateforme, met en relation par voie électronique des personnes en vue de la fourniture des services de conduite d’une voiture de transport avec chauffeur ou de livraison de marchandises au moyen d’un véhicule à deux ou trois roues, peut établir une charte précisant les conditions et les modalités d’exercice de sa responsabilité sociale. Lorsqu’elle a établi cette charte, la plateforme peut, après avoir consulté les travailleurs indépendants avec lesquels elle est en relation, saisir l’autorité administrative afin qu’elle l’homologue. En cas d’homologation, l’établissement de la charte et le respect des engagements qu’elle prévoit ne peuvent caractériser l’existence d’un lien de subordination juridique entre la plateforme et les travailleurs. Tout litige relatif à cette homologation relève de la compétence du tribunal de grande instance.

Le Conseil constitutionnel a rappelé qu’il incombe au législateur d’exercer pleinement la compétence que lui confie la Constitution, en particulier son article 34, sans reporter sur des personnes privées le soin de fixer des règles dont la détermination n’a été confiée par la Constitution qu’à la loi. Il y a lieu de ranger au nombre des principes fondamentaux du droit du travail, et qui comme tels relèvent du domaine de la loi, la détermination du champ d’application du droit du travail et, en particulier, les caractéristiques essentielles du contrat de travail.

À l’aune de ces exigences constitutionnelles, le Conseil constitutionnel a relevé que si, en principe, les travailleurs en relation avec une plateforme ayant établi une charte exercent leur activité de manière indépendante dans le cadre de la relation commerciale nouée avec elle, il appartient au juge, conformément au code du travail, de requalifier cette relation en contrat de travail lorsqu’elle se caractérise en réalité par l’existence d’un lien de subordination juridique. Les dispositions contestées visaient à faire échec à cette requalification lorsqu’elle repose sur le respect d’engagements pris par la plateforme et que la charte a été homologuée.

Or, d’une part, ces engagements peuvent recouvrir tant les droits consentis aux travailleurs par la plateforme que les obligations auxquelles elle les soumet en contrepartie et qu’elle définit, de manière unilatérale, dans la charte. En particulier, la charte doit préciser « la qualité de service attendue, les modalités de contrôle par la plateforme de l’activité et de sa réalisation et les circonstances qui peuvent conduire à une rupture des relations commerciales entre la plateforme et le travailleur ». Ainsi, elle peut porter sur des droits et ses obligations susceptibles de constituer des indices de nature à caractériser un lien de subordination du travailleur à l’égard de la plateforme.

D’autre part, lorsqu’elle est saisie par la plateforme d’une demande d’homologation de sa charte, il appartient seulement à l’administration de vérifier la conformité de celle-ci à des dispositions déterminées du code du travail.

Le Conseil constitutionnel en a déduit que les dispositions contestées permettent aux opérateurs de plateforme de fixer eux-mêmes, dans la charte, les éléments de leur relation avec les travailleurs indépendants qui ne pourront être retenus par le juge pour caractériser l’existence d’un lien de subordination juridique et, par voie de conséquence, l’existence d’un contrat de travail. Elles leur permettent donc de fixer des règles qui relèvent de la loi et, par conséquent, ont méconnu l’étendue de sa compétence. Le Conseil constitutionnel censure en conséquence les mots « et le respect des engagements pris par la plateforme dans les matières énumérées aux 1° à 8° du présent article » figurant au trente-neuvième alinéa de l’article 44.
Le Conseil constitutionnel a soumis à un contrôle inédit des dispositions de programmation au regard de l’article 1er de la Charte de l’environnement

Rappelant que, aux termes de l’article 1er de la Charte de l’environnement, « Chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé », il juge que les objectifs assignés par la loi à l’action de l’État ne sauraient contrevenir à cette exigence constitutionnelle. Le Conseil constitutionnel ne dispose toutefois pas d’un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement. Il ne saurait se prononcer sur l’opportunité des objectifs que le législateur assigne à l’action de l’État, dès lors que ceux-ci ne sont pas manifestement inadéquats à la mise en œuvre de cette exigence constitutionnelle.

Par application de ce contrôle il juge notamment que l’objectif, fixé à l’action de l’État par l’article 73 de la loi, d’atteindre la décarbonation complète du secteur des transports terrestres, d’ici à 2050, n’est pas manifestement inadéquat aux exigences de l’article 1er de la Charte de l’environnement.
De manière inédite également, le Conseil constitutionnel a également jugé qu’il résulte de la combinaison des dispositions de l’article 37-1 et de l’article 38 de la Constitution que le Gouvernement ne saurait être autorisé à procéder à la généralisation d’une expérimentation par le Parlement, sans que ce dernier dispose d’une évaluation de celle-ci ou, lorsqu’elle n’est pas arrivée à son terme, sans avoir précisément déterminé les conditions auxquelles une telle généralisation pourra avoir lieu.

Il a en conséquence censuré partiellement, comme contraires à la combinaison des articles 37-1 et 38 de la Constitution, certaines dispositions des articles 98 et 113 de la loi en ce que, respectivement, elles habilitaient le Gouvernement à généraliser par voie d’ordonnance, d’une part, un dispositif expérimental d’attribution électronique des places d’examen du permis de conduire et, d’autre part, le dispositif de caméras individuelles des agents des services de sécurité de la SNCF et de la RATP, expérimenté en application d’une loi du 22 mars 2016 dont le bilan de la mise en œuvre doit intervenir d’ici 2021. Il relève en effet que ces dispositions sont relatives à des expérimentations qui n’ont pas encore fait l’objet d’une évaluation et qu’elles ne déterminent pas non plus les conditions auxquelles la généralisation envisagée pourra avoir lieu.
Enfin, et de manière plus usuelle, le Conseil constitutionnel censure d’office comme ayant le caractère de « cavaliers législatifs », c’est-à-dire comme n’ayant pas leur place dans la loi déférée, faute d’avoir un lien avec les dispositions initiales du projet de loi, les articles 7, 49, 104, 109 et 110.

La décision du Conseil constitutionnel innove sur ce point, par une explicitation accrue du raisonnement traditionnellement suivi en application de l’article 45 de la Constitution. Après avoir rappelé les dispositions de cet article, cette décision fait mention de ce qu’« il appartient au Conseil constitutionnel de déclarer contraires à la Constitution les dispositions introduites en méconnaissance de cette règle de procédure. Dans ce cas, le Conseil constitutionnel ne préjuge pas de la conformité du contenu de ces dispositions aux autres exigences constitutionnelles ». Elle rappelle ce qu’était le périmètre initial du projet de loi, avant de faire apparaître, pour chacune des dispositions censurées, pourquoi elle doit être regardée comme dénuée de lien direct ou même indirect avec celui-ci. Les observations produites par le Gouvernement devant le Conseil constitutionnel sur ces questions sont en outre désormais rendues publiques sur le site internet du Conseil constitutionnel à l’appui de sa décision.

 

III. Voici cette décision rendue ce matin : décision n° 2019-794 DC du 20 décembre 2019, Loi d’orientation des mobilités

 

 

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI, dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 61 de la Constitution, de la loi d’orientation des mobilités, sous le n° 2019-794 DC, le 26 novembre 2019, par Mme Valérie RABAULT, MM. Jean-Luc MÉLENCHON, André CHASSAIGNE, Joël AVIRAGNET, Mmes Ericka BAREIGTS, Marie-Noëlle BATTISTEL, Gisèle BIÉMOURET, MM. Christophe BOUILLON, Jean-Louis BRICOUT, Luc CARVOUNAS, Alain DAVID, Mme Laurence DUMONT, MM. Olivier FAURE, Guillaume GAROT, David HABIB, Christian HUTIN, Régis JUANICO, Mme Marietta KARAMANLI, MM. Jérôme LAMBERT, Serge LETCHIMY, Mmes Josette MANIN, George PAU LANGEVIN, Christine PIRES BEAUNE, MM. Dominique POTIER, Joaquim PUEYO, Hervé SAULIGNAC, Mmes Sylvie TOLMONT, Cécile UNTERMAIER, Hélène VAINQUEUR-CHRISTOPHE, M. Boris VALLAUD, Mmes Michèle VICTORY, Clémentine AUTAIN, MM. Ugo BERNALICIS, Éric COQUEREL, Alexis CORBIÈRE, Mme Caroline FIAT, MM. Bastien LACHAUD, Michel LARIVE, Mmes Danièle OBONO, Mathilde PANOT, MM. Loïc PRUD’HOMME, Adrien QUATENNENS, Jean-Hugues RATENON, Mmes Muriel RESSIGUIER, Sabine RUBIN, M. François RUFFIN, Mme Bénédicte TAURINE, M. Alain BRUNEEL, Mme Marie-George BUFFET, MM. Pierre DHARRÉVILLE, Jean-Paul DUFRÈGNE, Mme Elsa FAUCILLON, MM. Sébastien JUMEL, Jean-Paul LECOQ, Stéphane PEU, Fabien ROUSSEL, Hubert WULFRANC, Mme Manuéla KÉCLARD-MONDÉSIR, MM. Jean-Philippe NILOR et Moetaï BROTHERSON, députés.
Il a également été saisi, le 27 novembre 2019, par M. Patrick KANNER, Mme Viviane ARTIGALAS, MM. David ASSOULINE, Claude BÉRIT-DÉBAT, Joël BIGOT, Jacques BIGOT, Mmes Maryvonne BLONDIN, Nicole BONNEFOY, MM. Martial BOURQUIN, Michel BOUTANT, Thierry CARCENAC, Mmes Catherine CONCONNE, Hélène CONWAY-MOURET, MM. Roland COURTEAU, Michel DAGBERT, Yves DAUDIGNY, Marc DAUNIS, Mme Marie-Pierre de LA GONTRIE, MM. Gilbert-Luc DEVINAZ, Jérôme DURAIN, Alain DURAN, Vincent ÉBLÉ, Rémi FÉRAUD, Mme Corinne FÉRET, M. Jean-Luc FICHET, Mme Martine FILLEUL, M. Hervé GILLÉ, Mmes Nadine GRELET-CERTENAIS, Annie GUILLEMOT, Laurence HARRIBEY, MM. Jean-Michel HOULLEGATTE, Olivier JACQUIN, Patrice JOLY, Bernard JOMIER, Mme Gisèle JOURDA, MM. Éric KERROUCHE, Bernard LALANDE, Jean-Yves LECONTE, Mme Claudine LEPAGE, M. Jean-Jacques LOZACH, Mme Monique LUBIN, MM. Victorin LUREL, Christian MANABLE, Didier MARIE, Rachel MAZUIR, Mmes Michelle MEUNIER, Marie-Pierre MONIER, M. Franck MONTAUGÉ, Mmes Marie-Françoise PÉROL-DUMONT, Angèle PRÉVILLE, M. Claude RAYNAL, Mme Sylvie ROBERT, M. Gilbert ROGER, Mme Laurence ROSSIGNOL, MM. Jean-Pierre SUEUR, Simon SUTOUR, Mme Sophie TAILLÉ-POLIAN, MM. Rachid TEMAL, Jean-Claude TISSOT, Jean-Marc TODESCHINI, André VALLINI, Mme Sabine VAN HEGHE et M. Yannick VAUGRENARD, sénateurs.

Au vu des textes suivants :

      • la Constitution ;
      • l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
      • la loi organique n° 2009-403 du 15 avril 2009 relative à l’application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution ;
      • le code général de la propriété des personnes publiques ;
      • le code de la route ;
      • le code des transports ;
      • le code du travail ;
      • la loi n° 2016-339 du 22 mars 2016 relative à la prévention et à la lutte contre les incivilités, contre les atteintes à la sécurité publique et contre les actes terroristes dans les transports collectifs de voyageurs ;

Au vu des observations du Gouvernement, enregistrées le 10 décembre 2019 ;

Et après avoir entendu le rapporteur ;

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S’EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :

1. Les députés et les sénateurs requérants défèrent au Conseil constitutionnel la loi d’orientation des mobilités. Ils contestent certaines dispositions de son article 44. Les députés requérants contestent également sa procédure d’adoption ainsi que ses articles 73, 95, 150, 158, 161, 162 et 172.

– Sur la procédure d’adoption de la loi :

2. Les députés requérants soutiennent que l’étude d’impact qui était jointe au projet de loi soumis pour avis au Conseil d’État puis à celui déposé sur le bureau du Sénat aurait été insuffisante, ce qui méconnaîtrait l’article 39 de la Constitution et l’article 8 de la loi organique du 15 avril 2009 mentionnée ci-dessus. Ils font également valoir que la rédaction de l’étude d’impact et de l’exposé des motifs de ce projet a été confiée à un prestataire privé, ce qui constituerait une délégation du pouvoir d’initiative des lois contraire à l’article 39 de la Constitution et à l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

3. Aux termes de l’article 39 de la Constitution : « L’initiative des lois appartient concurremment au Premier ministre et aux membres du Parlement. – Les projets de loi sont délibérés en conseil des ministres après avis du Conseil d’État et déposés sur le bureau de l’une des deux assemblées … La présentation des projets de loi déposés devant l’Assemblée nationale ou le Sénat répond aux conditions fixées par une loi organique. – Les projets de loi ne peuvent être inscrits à l’ordre du jour si la Conférence des présidents de la première assemblée saisie constate que les règles fixées par la loi organique sont méconnues. En cas de désaccord entre la Conférence des présidents et le Gouvernement, le président de l’assemblée intéressée ou le Premier ministre peut saisir le Conseil constitutionnel qui statue dans un délai de huit jours ».

4. Aux termes du premier alinéa de l’article 8 de la loi organique du 15 avril 2009 : « Les projets de loi font l’objet d’une étude d’impact. Les documents rendant compte de cette étude d’impact sont joints aux projets de loi dès leur transmission au Conseil d’État. Ils sont déposés sur le bureau de la première assemblée saisie en même temps que les projets de loi auxquels ils se rapportent ». Selon le premier alinéa de l’article 9 de la même loi organique, la Conférence des présidents de l’assemblée sur le bureau de laquelle le projet de loi a été déposé dispose d’un délai de dix jours suivant le dépôt pour constater que les règles relatives aux études d’impact sont méconnues.

5. En premier lieu, d’une part, le caractère éventuellement incomplet de l’étude d’impact dans l’état antérieur à son dépôt sur le bureau de la première assemblée saisie est sans incidence sur le respect des exigences de l’article 8 de la loi organique du 15 avril 2009. D’autre part, le projet de loi a été déposé le 26 novembre 2018 sur le bureau du Sénat et la Conférence des présidents du Sénat n’a été saisie d’aucune demande tendant à constater que les règles relatives aux études d’impact étaient méconnues. Dès lors, le grief tiré de la méconnaissance de l’article 8 de la loi organique du 15 avril 2009 doit être écarté.

6. En second lieu, le projet de loi d’orientation des mobilités a été délibéré en conseil des ministres le 26 novembre 2018 et déposé le même jour sur le bureau du Sénat. La circonstance qu’un prestataire privé a participé, sous la direction et le contrôle du Premier ministre, à la rédaction de son exposé des motifs et de son étude d’impact ne méconnaît pas l’article 39 de la Constitution ni aucune autre règle constitutionnelle ou organique.

7. Il résulte de ce qui précède que la loi déférée a été adoptée selon une procédure conforme à la Constitution.

– Sur certaines dispositions de l’article 44 :

8. Le paragraphe II de l’article 44 de la loi déférée modifie le code du travail afin notamment d’y introduire les articles L. 7342-8 à L. 7342-11. Ces derniers prévoient les conditions dans lesquelles une entreprise, qui, en qualité d’opérateur de plateforme, met en relation par voie électronique des personnes en vue de la fourniture des services de conduite d’une voiture de transport avec chauffeur ou de livraison de marchandises au moyen d’un véhicule à deux ou trois roues, peut établir une charte précisant les conditions et les modalités d’exercice de sa responsabilité sociale. Lorsqu’elle a établi cette charte, la plateforme peut, après avoir consulté les travailleurs indépendants avec lesquels elle est en relation, saisir l’autorité administrative afin qu’elle l’homologue. En cas d’homologation, l’établissement de la charte et le respect des engagements qu’elle prévoit ne peuvent caractériser l’existence d’un lien de subordination juridique entre la plateforme et les travailleurs. Tout litige relatif à cette homologation relève de la compétence du tribunal de grande instance.

9. Les députés requérants contestent la constitutionnalité de ces dispositions. Ils soutiennent, tout d’abord, qu’elles seraient dépourvues de portée normative, aux motifs que l’établissement de cette charte est facultatif, que sa valeur juridique est incertaine et que, en outre, aucun fondement légal n’est nécessaire pour l’établissement d’un tel engagement unilatéral. Ces dispositions seraient également entachées d’incompétence négative dès lors que le législateur n’aurait pas épuisé sa compétence au regard de l’article 34 de la Constitution qui lui impose notamment de déterminer les principes fondamentaux des obligations civiles et commerciales et du droit du travail. Les députés requérants lui reprochent à cet égard de ne pas avoir fixé les conditions essentielles de l’exercice de l’activité économique des plateformes numériques de transport et de livraison. En particulier, il n’aurait pas suffisamment défini les éléments devant figurer dans la charte et, notamment, les garanties sociales minimales devant s’appliquer aux travailleurs avec lesquels la plateforme est en relation et plus spécifiquement la notion de « prix décent » que la plateforme s’engage à leur permettre d’obtenir. Il résulterait également de cette incompétence négative une méconnaissance du onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946. Ces dispositions contreviendraient aussi au principe d’égalité devant la loi dans la mesure où elles créeraient une différence de traitement injustifiée entre, d’une part, les travailleurs en relation avec une plateforme ayant établi une charte et, d’autre part, les travailleurs en relation avec une entreprise ne disposant pas d’une telle possibilité ou en relation avec une plateforme n’ayant pas souhaité établir une telle charte. Elles seraient également contraires au principe de participation des travailleurs à la détermination collective des conditions de travail dès lors que la charte serait élaborée unilatéralement par la plateforme, sans négociation collective. Enfin, en limitant les éléments pouvant être pris en compte par le juge pour caractériser l’existence d’un lien de subordination juridique entre la plateforme et ses travailleurs en cas d’homologation de la charte, ces dispositions violeraient également le droit à un recours juridictionnel effectif.

10. Les sénateurs requérants contestent également cette restriction au pouvoir du juge de requalifier en un contrat de travail la relation commerciale entre le travailleur et la plateforme. Selon eux, elle contreviendrait au droit pour chacun d’obtenir un emploi dès lors qu’elle priverait les travailleurs en lien avec une plateforme des garanties dont ils pourraient bénéficier s’il s’avérait qu’ils se trouvent effectivement dans une relation salariée avec cette plateforme. Par ailleurs, en confiant au juge judiciaire la compétence pour juger tout litige relatif à la conformité de la charte aux dispositions du code du travail ou à son homologation, sans que cela soit justifié par la bonne administration de la justice, le législateur aurait méconnu le principe fondamental reconnu par les lois de la République relatif à la compétence de la juridiction administrative.

. En ce qui concerne les modalités d’établissement de la charte et son contenu :

11. En vertu de l’article 34 de la Constitution, la loi détermine les principes fondamentaux « des obligations civiles et commerciales » et « du droit du travail ».

12. Selon le huitième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 : « Tout travailleur participe, par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises ». Ainsi, c’est au législateur qu’il revient de déterminer, dans le respect de ce principe, les conditions et garanties de sa mise en œuvre. À cette fin, le droit de participer « par l’intermédiaire de ses délégués » à « la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises » a pour bénéficiaires, non la totalité des travailleurs employés à un moment donné dans une entreprise, mais tous ceux qui sont intégrés de façon étroite et permanente à la communauté de travail qu’elle constitue, même s’ils n’en sont pas les salariés.

13. En premier lieu, la charte établie en application de l’article L. 7342-9 du code du travail par une plateforme de mise en relation par voie électronique a pour objet de permettre à cette plateforme de définir ses droits et ses obligations à l’égard des travailleurs avec lesquels elle est en relation, ainsi que leurs droits et obligations. Or, en application des articles L. 7341-1 et L. 7342-9 du même code, les travailleurs recourant à une telle plateforme pour l’exercice de leur activité professionnelle sont des travailleurs indépendants n’entretenant pas avec cette plateforme une relation exclusive. Dès lors, les plateformes de mise en relation par voie électronique et les travailleurs en relation avec elles ne constituent pas, en l’état, une communauté de travail.

14. Il résulte de ce qui précède que le grief relatif au principe de participation des travailleurs doit, en tout état de cause, être écarté.

15. En second lieu, le fait, pour une plateforme numérique, d’établir une charte conformément aux dispositions de l’article L. 7342-9 a un caractère uniquement facultatif. Par ailleurs, cette charte a pour seul objet de permettre à cette entreprise de définir les droits et obligations qu’elle entend respecter à l’égard des travailleurs avec lesquels elle est en relation commerciale et ceux qui s’imposent à ces derniers dans ce cadre.

16. Dès lors, le législateur pouvait, sans méconnaître l’étendue de sa compétence, se borner à indiquer, aux 1° à 8° de l’article L. 7342-9, certains des thèmes devant figurer dans la charte sans en préciser davantage le contenu.

17. Au demeurant, en prévoyant que la charte devait préciser les modalités visant à permettre aux travailleurs d’obtenir un prix décent pour leur prestation de services, lequel s’entend comme une rémunération permettant au travailleur de vivre convenablement compte tenu du temps de travail accompli, le législateur a suffisamment défini les engagements devant être pris par la plateforme en cette matière.

18. Il résulte de ce qui précède que les onze premiers alinéas de l’article L. 7342-9 du code du travail et la deuxième phrase du treizième alinéa de ce même article ne sont pas entachés d’incompétence négative et ne méconnaissent ni le principe de participation des travailleurs à la détermination collective de leurs conditions de travail ni le onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946. Ces dispositions, qui ne sont pas dépourvues de portée normative et ne méconnaissent aucune autre exigence constitutionnelle, sont conformes à la Constitution.

. En ce qui concerne la détermination des plateformes pouvant conclure une charte :

19. Selon l’article 6 de la Déclaration de 1789, la loi « doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ». Le principe d’égalité devant la loi ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit.

20. En premier lieu, le législateur a réservé la possibilité d’établir une charte dans les conditions de l’article L. 7342-9 aux seules plateformes de mise en relation par voie électronique exerçant dans le secteur de la conduite d’une voiture de transport avec chauffeur et dans celui de la livraison de marchandises au moyen d’un véhicule à deux ou trois roues. En adoptant ces dispositions, il a entendu inciter les opérateurs à renforcer les garanties sociales des travailleurs de ces plateformes, afin de tenir compte du déséquilibre existant entre les plateformes de ce secteur et les travailleurs pour la détermination de leurs conditions de travail ainsi que du risque d’accident auquel ils sont davantage exposés. Aussi, en réservant le bénéfice de ces dispositions aux seules plateformes mentionnées précédemment, qui sont dans une situation différente des autres plateformes, le législateur s’est fondé sur un critère objectif et rationnel en rapport avec l’objet de la loi.

21. En second lieu, la loi se bornant à offrir aux plateformes la possibilité de se doter unilatéralement d’une charte, elle ne crée pas, par elle-même, une différence de traitement entre les travailleurs qui choisissent de travailler pour une entreprise ayant établi une telle charte ou pour une entreprise qui ne s’en est pas dotée.

22. Il résulte de ce qui précède que le grief tiré de l’atteinte au principe d’égalité devant la loi doit être écarté. L’article L. 7342-8 du code du travail, qui ne méconnaît aucune autre exigence constitutionnelle, est conforme à la Constitution.

. En ce qui concerne la portée juridique de la charte lorsqu’elle est homologuée :

23. Il incombe au législateur d’exercer pleinement la compétence que lui confie la Constitution, en particulier son article 34, sans reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles ou des personnes privées le soin de fixer des règles dont la détermination n’a été confiée par la Constitution qu’à la loi.

24. Il y a lieu de ranger au nombre des principes fondamentaux du droit du travail, et qui comme tels relèvent du domaine de la loi, la détermination du champ d’application du droit du travail et, en particulier, les caractéristiques essentielles du contrat de travail.

25. Si, en principe, les travailleurs en relation avec une plateforme ayant établi une charte exercent leur activité de manière indépendante dans le cadre de la relation commerciale nouée avec elle, il appartient au juge, conformément au code du travail, de requalifier cette relation en contrat de travail lorsqu’elle se caractérise en réalité par l’existence d’un lien de subordination juridique. Les dispositions contestées visent à faire échec à cette requalification lorsqu’elle repose sur le respect des engagements pris par la plateforme dans les matières énumérées aux 1° à 8° de l’article L. 7342-9 et que la charte a été homologuée.

26. Or, d’une part, ces engagements peuvent recouvrir tant les droits consentis aux travailleurs par la plateforme que les obligations auxquelles elle les soumet en contrepartie et qu’elle définit, de manière unilatérale, dans la charte. À ce titre, en application du 1° de l’article L. 7342-9, la charte détermine les règles relatives aux conditions d’exercice de l’activité professionnelle des travailleurs sous la seule réserve qu’elles garantissent le caractère non exclusif de la relation entre les travailleurs et la plateforme et la liberté d’avoir recours à la plateforme et de se connecter ou de se déconnecter sans plages horaires d’activité imposées. Par ailleurs, en application du 7° du même article, la charte doit préciser « la qualité de service attendue, les modalités de contrôle par la plateforme de l’activité et de sa réalisation et les circonstances qui peuvent conduire à une rupture des relations commerciales entre la plateforme et le travailleur ». Ainsi, la charte peut porter sur des droits et obligations susceptibles de constituer des indices de nature à caractériser un lien de subordination du travailleur à l’égard de la plateforme.

27. D’autre part, en application du treizième alinéa de l’article L. 7342-9, lorsque l’administration est saisie par la plateforme d’une demande d’homologation de sa charte, il lui appartient uniquement d’apprécier la conformité du contenu de cette charte au titre IV du livre III de la septième partie du code du travail.

28. Les dispositions contestées permettent aux opérateurs de plateforme de fixer eux-mêmes, dans la charte, les éléments de leur relation avec les travailleurs indépendants qui ne pourront être retenus par le juge pour caractériser l’existence d’un lien de subordination juridique et, par voie de conséquence, l’existence d’un contrat de travail. Le législateur leur a donc permis de fixer des règles qui relèvent de la loi et, par conséquent, a méconnu l’étendue de sa compétence. Dès lors, sans qu’il soit besoin d’examiner les autres griefs des requérants à l’encontre de ces dispositions, les mots « et le respect des engagements pris par la plateforme dans les matières énumérées aux 1° à 8° du présent article » figurant au trente-neuvième alinéa de l’article 44 sont contraires à la Constitution.

29. En revanche, en prévoyant que la seule existence d’une charte homologuée ne peut, en elle-même et indépendamment de son contenu, caractériser un lien de subordination juridique entre la plateforme et le travailleur, le législateur s’est borné à indiquer que ce lien de subordination ne saurait résulter d’un tel critère, purement formel. Il n’a par conséquent pas méconnu l’étendue de sa compétence. Ainsi, le reste du trente-neuvième alinéa de l’article 44, codifié au dernier alinéa de l’article L. 7342-9 du code du travail, qui ne méconnaît ni le droit à l’emploi ni le droit à un recours juridictionnel effectif, ni aucune autre exigence constitutionnelle, est conforme à la Constitution.

. En ce qui concerne la juridiction compétente pour connaître des contestations relatives à la charte :

30. Conformément à la conception française de la séparation des pouvoirs, figure au nombre des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République celui selon lequel, à l’exception des matières réservées par nature à l’autorité judiciaire, relève en dernier ressort de la compétence de la juridiction administrative l’annulation ou la réformation des décisions prises, dans l’exercice des prérogatives de puissance publique, par les autorités exerçant le pouvoir exécutif, leurs agents, les collectivités territoriales de la République ou les organismes publics placés sous leur autorité ou leur contrôle.

31. Dans la mise en œuvre de ce principe, lorsque l’application d’une législation ou d’une réglementation spécifique pourrait engendrer des contestations contentieuses diverses qui se répartiraient, selon les règles habituelles de compétence, entre la juridiction administrative et la juridiction judiciaire, il est loisible au législateur, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, d’unifier les règles de compétence juridictionnelle au sein de l’ordre juridictionnel principalement intéressé.

32. Le juge judiciaire est compétent pour statuer sur des litiges commerciaux nés entre une plateforme ayant élaboré une charte et un travailleur indépendant avec lequel elle est en lien comme pour statuer sur une action tendant à obtenir la requalification d’une telle relation commerciale en un contrat de travail. Dans le cadre de ces litiges, il peut être amené à prendre en compte la charte et l’éventuel respect par la plateforme ou le travailleur des dispositions des 1° à 8° de l’article L. 7342-9.

33. Dans ces conditions, en confiant au juge judiciaire la compétence pour connaître de tout litige concernant la conformité de la charte aux dispositions du titre IV du livre III de la septième partie du code du travail ou relatif à son homologation, le législateur a procédé à un aménagement précis et limité des règles habituelles de compétence afin, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, d’unifier les contentieux mettant en jeu la charte au sein de l’ordre judiciaire. Par suite, le grief tiré de la méconnaissance du principe fondamental reconnu par les lois de la République relatif à la compétence de la juridiction administrative doit être écarté. La première phrase du premier alinéa de l’article L. 7342-10 du code du travail, qui ne méconnaît aucune autre exigence constitutionnelle, est conforme à la Constitution.

– Sur les articles 73 et 95 :

34. L’article 73 précise les objectifs que se fixe la France en matière de « décarbonation complète du secteur des transports terrestres ». L’article 95 habilite le Gouvernement à prendre, par voie d’ordonnance, certaines mesures législatives relatives à la recherche, la constatation et la sanction des manquements à certaines règles applicables aux véhicules polluants.

35. Selon les députés requérants, faute de prévoir des mesures plus exigeantes en faveur de la lutte contre la pollution de l’air, ces dispositions priveraient de garanties légales le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé prévu par l’article 1er de la Charte de l’environnement.

36. D’une part, aux termes de l’article 1er de la Charte de l’environnement, « Chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé ». Les objectifs assignés par la loi à l’action de l’État ne sauraient contrevenir à cette exigence constitutionnelle. Le Conseil constitutionnel ne dispose toutefois pas d’un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement. Il ne saurait se prononcer sur l’opportunité des objectifs que le législateur assigne à l’action de l’État, dès lors que ceux-ci ne sont pas manifestement inadéquats à la mise en œuvre de cette exigence constitutionnelle.

37. Les dispositions de l’article 73 fixent à l’action de l’État l’objectif d’atteindre la décarbonation complète du secteur des transports terrestres, d’ici à 2050. Cet objectif n’est pas manifestement inadéquat aux exigences de l’article 1er de la Charte de l’environnement.

38. D’autre part, aux termes du premier alinéa de l’article 38 de la Constitution : « Le Gouvernement peut, pour l’exécution de son programme, demander au Parlement l’autorisation de prendre par ordonnances, pendant un délai limité, des mesures qui sont normalement du domaine de la loi ». Est par conséquent inopérant le grief selon lequel, faute de prévoir des mesures de nature législative plus contraignantes afin de garantir le respect de l’article 1er de la Charte de l’environnement, les dispositions de l’article 95 seraient entachées d’incompétence négative.

– Sur les articles 150, 158 et 172 :

39. L’article 150 étend les missions de la régie autonome des transports parisiens, afin de tenir compte de l’ouverture à la concurrence des services de transport. L’article 158 adapte, dans le même but, les règles régissant l’organisation sociale du travail au sein de la régie autonome. L’article 172 est relatif au transfert à des collectivités territoriales de la gestion de certaines lignes du réseau ferré national d’intérêt local ou régional.

40. Les députés requérants reprochent aux articles 150, 158 et 172 d’engager une libéralisation et une privatisation des services de transport susceptibles d’entraver l’accès des usagers aux réseaux de transport. Il en résulterait une atteinte au principe d’égalité devant les services publics et la méconnaissance des dixième et onzième alinéas du Préambule de la Constitution de 1946. Ils font également valoir que, pour la même raison, ces articles méconnaîtraient l’article 1er de la Charte de l’environnement.

41. Toutefois, l’ouverture à la concurrence des services de transport ne résulte pas des dispositions contestées, lesquelles se bornent à en tirer certaines conséquences ou à prévoir un transfert de gestion de certaines lignes d’intérêt local ou régional de l’autorité publique nationale vers les collectivités territoriales. Les griefs manquent donc, en tout état de cause, en fait et doivent être écartés.

– Sur les articles 161 et 162 :

42. L’article 161 permet d’intégrer à l’assiette de la redevance de péage autoroutier certaines sections à gabarit routier. L’article 162 adapte en conséquence la définition des critères de nécessité et d’utilité justifiant l’intégration à cette assiette d’ouvrages ou d’aménagements non prévus initialement.

43. Selon les députés requérants, en ce qu’elles poseraient les « jalons juridiques rendant possible le transfert de nouvelles parties du réseau non-concédé à des sociétés concessionnaires d’autoroute » et participeraient ainsi d’une « spirale d’inaction » en matière de lutte contre la pollution de l’air, ces dispositions méconnaîtraient l’article 1er de la Charte de l’environnement.

44. Toutefois, les articles 161 et 162 se bornent à permettre qu’une section à gabarit routier, qui permet de fluidifier l’accès au réseau autoroutier mais ne satisfait pas, notamment pour des raisons topographiques, aux exigences techniques des sections à gabarit autoroutier, puisse malgré tout être financée par la redevance de péage autoroutier. Le grief selon lequel il en résulterait un affaiblissement de la lutte contre la pollution atmosphérique manque donc, en tout état de cause, en fait et doit être écarté.

– Sur d’autres dispositions :

. En ce qui concerne l’article 33 et le paragraphe II de l’article 83 :

45. L’article 33 habilite le Gouvernement à prendre par ordonnance toute mesure à caractère expérimental visant à tester, pour une durée de trois ans au plus, des solutions nouvelles de transport routier de personnes dans les territoires peu denses.

46. Le paragraphe II de l’article 83 habilite le Gouvernement à prendre par ordonnance toute mesure permettant d’expérimenter, pendant une durée ne dépassant pas cinq ans, des modalités particulières à certaines régions selon lesquelles, à la demande de celles-ci, les employeurs de leur territoire prennent en charge une partie des frais de transport personnel des salariés.

47. Aux termes du premier alinéa de l’article 38 de la Constitution : « Le Gouvernement peut, pour l’exécution de son programme, demander au Parlement l’autorisation de prendre par ordonnances, pendant un délai limité, des mesures qui sont normalement du domaine de la loi ». Cette disposition fait obligation au Gouvernement d’indiquer avec précision au Parlement, afin de justifier la demande qu’il présente, la finalité des mesures qu’il se propose de prendre par voie d’ordonnances ainsi que leur domaine d’intervention. Toutefois, elle n’impose pas au Gouvernement de faire connaître au Parlement la teneur des ordonnances qu’il prendra en vertu de cette habilitation.

48. En se bornant, à l’article 33 de la loi déférée, à permettre au Gouvernement de prendre « toute mesure à caractère expérimental » visant à « tester dans les territoires peu denses, afin de réduire les fractures territoriales et sociales, des solutions nouvelles de transport routier de personnes », sans définir plus précisément le domaine et les finalités de ces mesures, le législateur a méconnu les exigences découlant de l’article 38 de la Constitution. Il en va de même du paragraphe II de l’article 83 qui permet au Gouvernement de prendre toutes mesures à caractère expérimental visant à « expérimenter, pendant une durée ne dépassant pas cinq ans, des modalités particulières à certaines régions selon lesquelles, à leur demande, les employeurs de leur territoire prennent en charge une partie des frais de transport ».

49. Par suite, l’article 33 et le paragraphe II de l’article 83 sont contraires à la Constitution.

. En ce qui concerne le paragraphe IX de l’article 98 et le paragraphe V de l’article 113 :

50. Le paragraphe IX de l’article 98 habilite le Gouvernement à généraliser, par voie d’ordonnance, le dispositif d’attribution électronique des places d’examen du permis de conduire expérimenté en application du paragraphe VIII de ce même article, au regard de l’évaluation de cette expérimentation.

51. Le paragraphe V de l’article 113 habilite le Gouvernement à généraliser, le cas échéant en l’adaptant, le dispositif de caméras individuelles des agents des services de sécurité de la société nationale des chemins de fer français et de la régie autonome des transports parisiens, expérimenté en application de l’article 2 de la loi du 22 mars 2016 mentionnée ci-dessus. Le paragraphe IV du même article prévoit, dans le même temps, que cette expérimentation est prolongée jusqu’au 1er janvier 2022 et qu’un bilan de sa mise en œuvre doit intervenir d’ici 2021, afin d’évaluer l’opportunité du maintien de cette mesure.

52. Aux termes de l’article 37-1 de la Constitution : « La loi et le règlement peuvent comporter, pour un objet et une durée limités, des dispositions à caractère expérimental ».

53. Il résulte de la combinaison des dispositions des articles 37-1 et 38 de la Constitution que le Gouvernement ne saurait être autorisé à procéder à la généralisation d’une expérimentation par le Parlement, sans que ce dernier dispose d’une évaluation de celle-ci ou, lorsqu’elle n’est pas arrivée à son terme, sans avoir précisément déterminé les conditions auxquelles une telle généralisation pourra avoir lieu.

54. Or, le paragraphe IX de l’article 98 et le paragraphe V de l’article 113 sont relatifs à des expérimentations qui n’ont pas encore fait l’objet d’une évaluation. Ils ne déterminent pas non plus les conditions auxquelles une telle généralisation pourra avoir lieu. Ils méconnaissent donc les exigences qui résultent de la combinaison des articles 37-1 et 38 de la Constitution et sont contraires à la Constitution.

– Sur la place d’autres dispositions dans la loi déférée :

55. Aux termes de la dernière phrase du premier alinéa de l’article 45 de la Constitution : « Sans préjudice de l’application des articles 40 et 41, tout amendement est recevable en première lecture dès lors qu’il présente un lien, même indirect, avec le texte déposé ou transmis ». Il appartient au Conseil constitutionnel de déclarer contraires à la Constitution les dispositions introduites en méconnaissance de cette règle de procédure. Dans ce cas, le Conseil constitutionnel ne préjuge pas de la conformité du contenu de ces dispositions aux autres exigences constitutionnelles.

56. La loi déférée a pour origine le projet de loi déposé le 26 novembre 2018 sur le bureau du Sénat, première assemblée saisie. Tel que modifié par la lettre rectificative déposée le 20 février 2019, ce projet comportait cinquante articles.

57. Dans cette rédaction, les articles 1er à 8, composant le titre Ier du projet de loi, modifiaient les compétences des collectivités territoriales en matière d’organisation des mobilités et prévoyaient des dispositions en faveur de la mobilité des personnes en situation de handicap ou à mobilité réduite. Les articles 9 à 20, composant le titre II, prévoyaient un ensemble de mesures destinées à favoriser l’ouverture des données de transport, à faciliter le développement des nouveaux services d’information et d’aide au déplacement et à encourager les innovations en matière de mobilités. Les articles 21 à 29, composant le titre III, prévoyaient des mesures visant à réduire l’impact de certains modes de transport terrestres sur l’environnement et la santé publique. L’article 30, formant le titre IV, fixait, par des dispositions appartenant à la catégorie des lois de programmation mentionnées au vingtième alinéa de l’article 34 de la Constitution, la programmation financière et opérationnelle des investissements de l’État dans les systèmes de transports pour la période 2019-2027. Enfin, les articles 31 à 50, composant le titre V, rassemblaient un ensemble de mesures de simplification consacrées notamment au permis de conduire automobile, à la sécurité routière et à la sécurité dans les transports publics terrestres, à la réforme des grands ports maritimes, au transport maritime et fluvial, aux infrastructures autoroutières, au réseau de la régie autonome des transports parisiens ou encore au secteur ferroviaire.

58. L’article 7 prévoit la remise au Parlement d’un rapport d’information relatif à la taxation du secteur aérien en France et dans les autres pays de l’Union européenne. Introduites en première lecture, ces dispositions ne présentent pas de lien, même indirect, avec celles de l’article 30 qui modifiaient les objectifs de la programmation des investissements de l’État dans les transports, sans concerner le secteur aérien.

59. L’article 49 modifie l’article L. 2131-2 du code général de la propriété des personnes publiques afin de permettre à l’autorité administrative de limiter le droit d’usage de la servitude dite de marchepied en bordure des rivières et lacs, pour préserver la biodiversité dans ces zones. Introduites en première lecture, ces dispositions ne présentent pas de lien, même indirect, avec celles de l’article 22 relatives aux mobilités actives et à l’intermodalité.

60. L’article 104 crée une peine complémentaire d’interdiction de paraître dans les réseaux de transport public, applicable aux auteurs de certains crimes et délits commis dans un moyen de transport collectif ou un lieu destiné à y accéder. Introduites en première lecture, ces dispositions ne présentent pas de lien, même indirect, avec celles de l’article 32 qui étendaient le recours aux équipes cynotechniques pour la recherche et la détection d’explosifs dans les transports publics ferroviaires et guidés ni avec celles de l’article 33 qui adaptaient le périmètre d’intervention du service interne de sécurité de la régie autonome des transports parisiens.

61. L’article 109 impose aux personnes fournissant des services de transport routier international de voyageurs d’informer leurs clients des règles applicables au transport d’alcool, de tabac, d’espèces protégées et d’espèces exotiques envahissantes. Introduites en première lecture, ces dispositions ne présentent pas de lien, même indirect, avec celles de l’article 9 relatives à l’ouverture des données de transport nécessaires à l’information du voyageur.

62. L’article 110 modifie le droit de la propriété intellectuelle applicable aux pièces détachées visibles pour automobiles. Introduites en première lecture, ces dispositions ne présentent pas de lien, même indirect, avec celles de l’article 29 qui habilitaient le Gouvernement à légiférer par ordonnances pour améliorer le contrôle du marché des véhicules et des engins mobiles non routiers à moteur ni avec celles de l’article 31 qui l’habilitaient à modifier par ordonnance les dispositions du code de la route relatives aux procédures applicables aux véhicules mis en fourrière ainsi qu’à la gestion de ces véhicules.

63. Ces articles ne présentent pas non plus de lien, même indirect, avec aucune autre des dispositions qui figuraient dans le projet de loi déposé sur le bureau du Sénat, modifié par la lettre rectificative mentionnée ci-dessus.

64. Sans que le Conseil constitutionnel ne préjuge de la conformité du contenu de ces dispositions aux autres exigences constitutionnelles, il y a lieu de constater que, adoptées selon une procédure contraire à la Constitution, elles lui sont donc contraires.

– Sur les autres dispositions :

65. Le Conseil constitutionnel n’a soulevé d’office aucune autre question de conformité à la Constitution et ne s’est donc pas prononcé sur la constitutionnalité des autres dispositions que celles examinées dans la présente décision.

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :

Article 1er. – Sont contraires à la Constitution les dispositions suivantes de la loi d’orientation des mobilités :

      • les mots « et le respect des engagements pris par la plateforme dans les matières énumérées aux 1° à 8° du présent article » figurant au trente-neuvième alinéa de l’article 44 ;
      • l’article 33 et le paragraphe II de l’article 83 ;
      • le paragraphe IX de l’article 98 et le paragraphe V de l’article 113 ;
      • les articles 7, 49, 104, 109 et 110.

Article 2. – L’article L. 7342-8 du code du travail, les onze premiers alinéas, la deuxième phrase du treizième alinéa et le dernier alinéa de l’article L. 7342-9 du même code ainsi que la première phrase du premier alinéa de l’article L. 7342-10 du même code, dans leur rédaction résultant du reste de l’article 44 de la loi déférée, sont conformes à la Constitution.

Article 3. – Par voie de conséquence de la déclaration d’inconstitutionnalité d’une partie du trente-neuvième alinéa de l’article 44 de la loi déférée, le mot « peuvent » figurant au dernier alinéa de l’article L. 7342-9 du code du travail est remplacé par le mot « peut ».

Article 4. – Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française.

Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 19 décembre 2019, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mme Claire BAZY MALAURIE, M. Alain JUPPÉ, Mmes Dominique LOTTIN, Corinne LUQUIENS, Nicole MAESTRACCI, MM. Jacques MÉZARD et Michel PINAULT.

Rendu public le 20 décembre 2019.

ECLI:FR:CC:2019:2019.794.DC