La bagasse est-elle badass ?

La bagasse est-elle badass ? Autrement posé, les résidus de canne à sucre sont-ils des durs à cuire (et même en l’espèce à brûler en chaudière) et, partant, à traiter comme tels en droit des déchets ? NON répond le TA de La Martinique, qui y voit un sous-produit de ladite canne, ce qui en droit des installations classées (ICPE) change tout… 

La notion de déchets est en pleine évolution. Voir par exemple pour des rebondissements récents :

Or, voici que de Martinique nous arrive un contentieux qui pose la même question mais pour un produit spécifique : la bagasse, qui est le résidu fibreux de la canne à sucre qu’on a passée par le moulin pour en extraire le suc (voir ici sur Wikipedia).

Pour fabriquer le rhum agricole, les distilleries traditionnelles martiniquaises exploitent un certain nombre d’installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE). Parmi ces installations, figurent notamment des chaudières à vapeur qui sont alimentées par les résidus broyés de cannes à sucre, dénommés « bagasse », produits à l’occasion de la première phase du processus de fabrication du rhum agricole consistant à broyer mécaniquement les cannes à sucre dans des moulins afin de récupérer le jus de canne à sucre.

En août 2020, le préfet de la Martinique a édicté plusieurs arrêtés afin d’imposer aux distilleries de rhum de nouvelles prescriptions pour l’exploitation de leurs installations de combustion. Il a d’abord procédé au reclassement des chaudières à bagasse dans la sous-rubrique 2910-B de la nomenclature des installations classées pour la protection de l’environnement, estimant qu’elles constituaient des installations de combustion de biomasse de déchets issus de l’industrie agroalimentaire de fabrication de rhum agricole. Il a ensuite imposé aux distilleries exploitantes la mise en place d’un suivi des combustibles utilisés, la mise en place de mesures périodiques en continu des rejets de polluants dans l’atmosphère et le respect de nouveaux seuils d’émissions de polluants dans l’air.

Plusieurs distilleries de rhum ont saisi le tribunal administratif de la Martinique afin de demander l’annulation des arrêtés dont elles avaient été ainsi destinataires.

Dans ses jugements du 23 décembre 2021, le tribunal administratif procède d’abord à un rappel des textes applicables. Ceux-ci définissent, dans la nomenclature des installations classées pour la protection de l’environnement, une rubrique 2910 dédiée aux installations de combustion. Au sein de cette rubrique 2910, la réglementation distingue deux sous-rubriques :

– la sous-rubrique 2910-A, qui comprend notamment les installations de combustion de biomasse de produits composés d’une matière végétale agricole ;

– la sous-rubrique 2910-B qui fait l’objet de dispositions plus strictes et qui comprend notamment les installations de combustion de biomasse de déchets végétaux provenant du secteur industriel de la transformation alimentaire.

Les magistrats considèrent que la combustion de bagasse dans les chaudières des distilleries de rhum ne peut être regardée comme de la biomasse de déchet. Ils relèvent à cet égard que, compte-tenu des modalités de sa fabrication et de sa réutilisation, la bagasse doit être regardée comme un sous-produit du processus de fabrication du rhum, et non comme un déchet. Ils en déduisent que les chaudières à bagasse relèvent de la sous-rubrique 2910-A et que le préfet a commis une illégalité en les reclassant dans la sous-rubrique 2910-B.

Le tribunal annule en conséquence les prescriptions complémentaires imposées aux distilleries de rhum qui sont propres à la sous-rubrique 2910-B (mise en place d’un suivi des combustibles utilisés et de mesures périodiques en continu des polluants dans l’atmosphère). En revanche, les prescriptions complémentaires relatives aux seuils d’émissions de polluants dans l’air, qui sont communes aux deux sous-rubriques 2910-A et 2910-B, sont maintenues.

NB : les 6 paragraphes ci-avant reprennent le communiqué du TA de la Martinique.  

L’ambigüité vient de ce que l’on parle usuellement de déchets verts et de ce que la définition du déchet par  l’article L. 541-1-1 du Code de l’environnement, s’avère fort vaste, puisque ceci inclut « toute substance ou tout objet, ou plus généralement tout bien meuble, dont le détenteur se défait ou dont il a l’intention ou l’obligation de se défaire ».

Et l’article suivant de ce même code précise, entre autres obligations, que le « producteur ou détenteur de déchets est responsable de la gestion de ces déchets jusqu’à leur élimination ou valorisation finale, même lorsque le déchet est transféré à des fins de traitement à un tiers. »

Avec quelques conséquences et modalités renouvelées de sortie de ce statut de déchet  (par transposition de la directive 2018/851 et en application de l’article 115 de la loi n° 2020-105 du 10 février 2020 (loi AGEC) relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire).Mais il n’y a plus de débat sur le fait que ne relèvent pas de cette catégorie : les sols non excavés ; les sédiments déplacés au sein des eaux de surface ; les effluents gazeux émis dans l’atmosphère ; le dioxyde de carbone capté et transporté en vue de son stockage géologique et effectivement stocké dans une formation géologique… et la paille et les autres matières naturelles non dangereuses issues de l’agriculture ou de la sylviculture et qui sont utilisées dans le cadre de l’exploitation agricole ou sylvicole. En effet, l’article L. 541-4-1 du code de l’environnement exclut désormais de manière très claire ces produits ou matériaux (qui ont leurs propres régimes juridiques) de la liste des déchets (avec cependant de petits débats entre droit européen et français, notamment sur la notion de déchet radioactif).  Au total donc, la bagasse est considérée par ce TA comme non pas un déchet, dont on tente de se défaire, mais comme un sous-produit réutilisable ultérieurement, en s’appuyant sur des jurisprudences récentes (le Rapporteur public M. Frédéric Lancelot s’appuie notamment a contrario sur CE, 24 novembre 2021, n° 437105, sachant que selon nous l’arrêt 436516 eût pu être brandi en sens contraire). Le TA a suivi son rapporteur public en tenant le raisonnement suivant :« 15. Il résulte de l’instruction que les installations de la distillerie Depaz exploitée par la SAS Distillerie Dillon sont notamment constituées de machines actionnées grâce à la vapeur produite par deux chaudières alimentées par les résidus broyés de cannes à sucre, dénommés « bagasse », produits à l’occasion de la première phase du processus de fabrication du rhum agricole consistant à broyer mécaniquement les cannes à sucre dans des moulins afin de récupérer le jus de canne à sucre. Si la création de bagasse ne peut être considérée comme le but premier du processus de production mis en œuvre par la société requérante, il est toutefois constant que son utilisation ultérieure est certaine, ne nécessite aucun traitement supplémentaire et qu’elle est produite en faisant partie intégrante du processus de production. Si, comme le fait valoir le préfet en défense, la bagasse a un pouvoir calorifique inférieur à un combustible traditionnel en raison de son taux d’humidité élevé, il ne résulte toutefois pas de l’instruction que son utilisation dans la combustion de biomasse méconnaîtrait une prescription législative ou réglementaire quelconque relative aux produits, à l’environnement et à la protection de la santé. Enfin, il n’est pas établi, ni même simplement soutenu, que l’utilisation de la bagasse dans des installations de combustion de biomasse aurait une incidence globale nocive pour l’environnement ou la santé humaine. Dans ces conditions, la bagasse ainsi créée et utilisée par la SAS Distillerie Dillon pour nourrir la combustion de ses deux chaudières doit être regardée comme constituant un sous-produit de son processus de production de rhum agricole, et non un déchet. Il s’ensuit que la société est fondée à soutenir que le préfet de la Martinique a méconnu les dispositions citées précédemment du code de l’environnement et commis une erreur d’appréciation en classant ses deux chaudières dans la sous-rubrique 2910-B de la nomenclature et lui imposant des prescriptions complémentaires prévues par l’arrêté ministériel du 3 août 2018 pour les installations relevant de cette sous-rubrique 2910-B. Les moyens soulevés sur ce point doivent, par suite être accueillis.» L’exclusion prévue par l’article L. 541-4-1, précité, du Code de l’environnement, en matière de « matières naturelles non dangereuses issues de l’agriculture ou de la sylviculture et qui sont utilisées dans le cadre de l’exploitation agricole ou sylvicole » eût sans doute aussi pu alimenter le débat.   Voir sur le site du TA :

>> Accès au jugement n° 2100058 du 23 décembre 2021

>> Accès aux conclusions du rapporteur public sur ce jugement

Si le lien d’accès au jugement n’est plus opérant, cliquer ici :

TA Martinique, 23 décembre 2021, SAS Distillerie Dillon, n° 2100058