Oui le législateur a pu, sans méconnaître la Constitution, exclure l’huile de palme d’un régime fiscal favorable prévu pour les biocarburants

 

Le Conseil constitutionnel a été saisi le 24 juillet 2019 par le Conseil d’État d’une question prioritaire de constitutionnalité, soulevée par la Société Total raffinage France, relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit du dernier alinéa du 2 du B du paragraphe V de l’article 266 quindecies du code des douanes, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018 de finances pour 2019.

Vu ainsi cela a l’air technique.

En fait c’est simple.

La France est un mauvais élève en matière de fiscalité environnementale, comme l’a soulevé récemment la Cour des comptes. Voir :

 

Et la crise des gilets jaunes, en partie créée par des mesures fiscales sur le diesel, pourtant indispensables à terme, n’a rien arrangé…

Du coup, une des rares choses en fiscalité verte qui puisse être fait était de favoriser les biocarburants… même si ce point peut être contesté en termes environnementaux car sans doute nos terres ont-elles d’autres usages prioritaires que le biocarburants (mais bon en attendant que le tout électrique se développe… ce qui en soit renvoie à d’autres débats, notamment sur les modes de production de l’électricité…).

Mais s’il est un biocarburant qui est, au moins dans les médias (et en réalité aussi selon nous…) à part, c’est bien le biocarburant issu d’huile de palme. En raison de la déforestation et de la perte de biodiversité qui s’y attache (mais sur ce point les tenants d’une huile de palme « durable » ont des arguments à faire valoir, qui peuvent convaincre ou non)… et du coût carbone des huiles de palme.

Toujours est-il que l’huile de palme est perçue, à tort ou à raison (sans doute à raison) comme « à part ».

Donc le législateur a prévu :

  • une incitation aux biocarburants. Pour inciter les entreprises produisant ou important des carburants à y incorporer une quantité minimale de biocarburants, les dispositions précitées du code des douanes prévoient une diminution du montant de la taxe qu’elles instituent proportionnelle à la part de biocarburants incorporés.
  • MAIS ces mêmes dispositions interdisent de considérer comme des biocarburants les carburants issus de l’huile de palme, sans possibilité de démontrer que cette huile a été produite dans des conditions permettant d’éviter le risque de hausse indirecte des émissions de gaz à effet de serre. Ainsi, l’énergie produite à partir de cette matière première n’est pas prise en compte dans la proportion d’énergie renouvelable et ne permet donc pas de diminuer le montant de la taxe.

 

La société requérante soutenait que cette exclusion de principe, sans possibilité de démontrer une absence de nocivité pour l’environnement de certains modes de culture de l’huile de palme, ne serait pas en adéquation avec l’objectif du législateur d’accroître l’incorporation d’énergies renouvelables dans les carburants. Les dispositions contestées institueraient en outre une différence de traitement injustifiée entre les carburants à base d’huile de palme et ceux issus d’autres plantes oléagineuses, dont la production ne serait pas toujours moins émettrice de gaz à effet de serre.

Par sa décision de ce jour, le Conseil constitutionnel rappelle, sur le fondement de l’article 13 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et de l’article 34 de la Constitution, qu’il appartient au législateur de déterminer, dans le respect des principes constitutionnels et compte tenu des caractéristiques de chaque impôt, les règles selon lesquelles doivent être appréciées les facultés contributives. En particulier, pour assurer le respect du principe d’égalité, il doit fonder son appréciation sur des critères objectifs et rationnels en fonction des buts qu’il se propose. Cette appréciation ne doit cependant pas entraîner de rupture caractérisée de l’égalité devant les charges publiques.

 

Ce principe d’égalité était donc le maître mot de la QPC. Sauf qu’en brandissant ce principe, la société requérante savait sans doute qu’elle allait un peu à contre-courant de l’évolution de la jurisprudence. En effet, force est de constater que le Conseil constitutionnel est devenu très prompt à trouver des différences de situation fondant des différences de traitement. Il suffit pour s’en convaincre de voir les décisions récentes suivantes :

… à d’importantes exceptions près. Voir par exemple :

 

Bref la question devenait : le Conseil constitutionnel allait-il trouver des différences de situation suffisantes pour justifier une différence de traitement, entre l’huile de palme, d’une part, et les autres sources ou composants de biocarburants ? La question, de juridique, devient très environnementale… 

 

À l’aune de ce cadre constitutionnel, le Conseil constitutionnel relève que, en instituant la taxe incitative relative à l’incorporation de biocarburants, le législateur a entendu lutter contre les émissions de gaz à effet de serre dans le monde.

NB : à ce dernier sujet, voir :

 

À ce titre, il a cherché à réduire tant les émissions directes, notamment issues des carburants d’origine fossile, que les émissions indirectes, causées par la substitution de cultures agricoles destinées à produire des biocarburants à celles destinées à l’alimentation, conduisant à la mise en culture, à des fins alimentaires, de terres non agricoles riches en carbone, telles que les forêts ou les tourbières.

En faisant référence au constat que l’huile de palme se singularise par la forte croissance et l’importante extension de la surface mondiale consacrée à sa production, en particulier sur des terres riches en carbone, ce qui entraîne la déforestation et l’assèchement des tourbières, le Conseil juge que l’appréciation par le législateur des conséquences pour l’environnement de la culture des matières premières en question n’est pas, en l’état des connaissances, manifestement inadéquate au regard de l’objectif d’intérêt général de protection de l’environnement poursuivi.

 

Le Conseil constitutionnel entérine donc que l’huile de palme est bien anti-environnementale en l’état. 

 

Le Conseil constitutionnel en déduit que, en excluant pour le calcul de la taxe toute possibilité de démontrer que l’huile de palme pourrait être produite dans des conditions permettant d’éviter le risque de hausse indirecte des émissions de gaz à effet de serre, le législateur a, en l’état des connaissances et des conditions mondiales d’exploitation de l’huile de palme, retenu des critères objectifs et rationnels en fonction du but poursuivi. Il écarte par ce motif le grief tiré de la méconnaissance du principe d’égalité devant les charges publiques.

 

Voici la séance vidéo du Conseil constitutionnel à ce sujet :

 

Voici la décision du Conseil constitutionnel

 

Décision n° 2019-808 QPC du 11 octobre 2019

(Société Total raffinage France)

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 24 juillet 2019 par le Conseil d’État (décision no 431589 du même jour), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour la société Total raffinage France par Mes Claire Vannini et Stéphane Austry, avocats au barreau des Hauts-de-Seine. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2019-808 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit du dernier alinéa du 2 du B du paragraphe V de l’article 266 quindecies du code des douanes, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018 de finances pour 2019.

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Au vu des textes suivants :
– la Constitution ;
– l’ordonnance n° 58-1067 du

organique sur le Conseil constitutionnel ;

7 novembre 1958 portant loi

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– la directive 2009/28/CE du Parlement européen et du Conseil du 23 avril 2009 relative à la promotion de l’utilisation de l’énergie produite à partir de sources renouvelables et modifiant puis abrogeant les directives 2001/77/CE et 2003/30/CE ;

– le code des douanes ;

– la loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018 de finances pour 2019 ;

– le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;

Au vu des pièces suivantes :

–les observations présentées pour la société requérante par Mes Vannini et Austry, enregistrées le 16 août 2019 ;

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– les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le même jour ;

– les secondes observations présentées pour la société requérante par Mes Vannini et Austry, enregistrées le 2 septembre 2019 ;

– les autres pièces produites et jointes au dossier ;

Après avoir entendu Mes Vannini et Austry pour la société requérante et M.Philippe Blanc, désigné par le Premier ministre, à l’audience publique du 1er octobre 2019 ;

Et après avoir entendu le rapporteur ;

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S’EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :

1. L’article 266 quindecies du code des douanes, dans sa rédaction résultant de la loi du 28 décembre 2018 mentionnée ci-dessus, instaure une taxe incitative relative à l’incorporation de biocarburants. Le dernier alinéa du 2 du B de son paragraphe V prévoit :

« Ne sont pas considérés comme des biocarburants les produits à base d’huile de palme ».

2. La société requérante reproche à ces dispositions d’exclure les carburants produits à partir d’huile de palme du régime favorable prévu dans le cadre de la taxe incitative relative à l’incorporation de biocarburants. En premier lieu, elle soutient que cette exclusion de principe, sans possibilité de démontrer une absence de nocivité pour l’environnement de certains modes de culture de l’huile de palme, ne serait pas en adéquation avec l’objectif du législateur d’accroître l’incorporation d’énergies renouvelables dans les carburants afin de lutter contre les émissions de gaz à effet de serre. En second lieu, la société requérante soutient que les dispositions contestées institueraient une différence de traitement injustifiée entre les carburants à base d’huile de palme et ceux issus d’autres plantes oléagineuses, dont la production ne serait pas toujours moins émettrice de gaz à effet de serre. Il en résulterait une violation des principes d’égalité devant les charges publiques et devant la loi.

3. Selon l’article 13 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs

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facultés ». En vertu de l’article 34 de la Constitution, il appartient au législateur de déterminer, dans le respect des principes constitutionnels et compte tenu des caractéristiques de chaque impôt, les règles selon lesquelles doivent être appréciées les facultés contributives. En particulier, pour assurer le respect du principe d’égalité, il doit fonder son appréciation sur des critères objectifs et rationnels en fonction des buts qu’il se propose. Cette appréciation ne doit cependant pas entraîner de rupture caractérisée de l’égalité devant les charges publiques.

4. La taxe prévue à l’article 266 quindecies du code des douanes vise à inciter les entreprises produisant ou important des carburants à y incorporer une quantité minimale de biocarburants. Elle est assise sur le volume total, respectivement, des essences et des gazoles destinés à la consommation au cours de l’année civile. Son montant est calculé en appliquant à cette assiette un tarif, puis en multipliant le produit ainsi obtenu par un coefficient égal à la différence entre un « pourcentage national cible d’incorporation d’énergie renouvelable dans les transports» et la proportion d’énergie renouvelable effectivement contenue dans les carburants mis à la consommation par le redevable. Si cette proportion est égale ou supérieure au pourcentage national cible, le montant de la taxe est nul.

5. L’énergie incorporée n’est considérée comme renouvelable que si les carburants correspondants remplissent les « critères de durabilité »définis à l’article 17 de la directive du 23 avril 2009 mentionnée ci-dessus. En revanche, en vertu du B du paragraphe V de l’article 266 quindecies, n’est pas prise en compte au-delà d’un certain seuil l’énergie issue de matières premières qui, bien que satisfaisant à ces critères de durabilité, nuisent à l’environnement pour les deux motifs cumulés suivants : d’une part, la culture de ces matières premières et leur utilisation pour la production de biocarburants présentent un risque élevé d’induire indirectement une hausse des émissions de gaz à effet de serre neutralisant la réduction des émissions qui résulte de la substitution de ces biocarburants aux carburants fossiles ; d’autre part, l’expansion des cultures s’effectue sur des terres présentant un important stock de carbone, telles que certaines forêts et zones humides. Toutefois, ce dispositif de suppression de la minoration de la taxe au-delà d’un certain seuil ne s’applique pas aux biocarburants issus de telles matières premières lorsque celles-ci ont été produites dans «des conditions particulières » permettant d’éviter le risque élevé précité.

6. Les dispositions contestées, qui interdisent de considérer comme des biocarburants les seuls carburants issus de l’huile de palme, ont notamment pour effet d’exclure toute possibilité de démontrer que cette huile

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a été produite dans de telles conditions particulières permettant d’éviter le risque de hausse indirecte des émissions de gaz à effet de serre. Ainsi, l’énergie produite à partir de cette matière première n’est pas prise en compte dans la proportion d’énergie renouvelable et ne permet donc pas de diminuer le montant de la taxe.

7. En premier lieu, il ressort des travaux préparatoires que, en instituant la taxe incitative relative à l’incorporation de biocarburants, le législateur a entendu lutter contre les émissions de gaz à effet de serre dans le monde. À ce titre, il a cherché à réduire tant les émissions directes, notamment issues des carburants d’origine fossile, que les émissions indirectes, causées par la substitution de cultures agricoles destinées à produire des biocarburants à celles destinées à l’alimentation, conduisant à la mise en culture, à des fins alimentaires, de terres non agricoles présentant un important stock de carbone, telles que les forêts ou les tourbières.

8. En second lieu, en adoptant les dispositions contestées, le législateur s’est fondé sur le constat que l’huile de palme se singularise par la forte croissance et l’importante extension de la surface mondiale consacrée à sa production, en particulier sur des terres riches en carbone, ce qui entraîne la déforestation et l’assèchement des tourbières. Il a ainsi tenu compte du fait que la culture de l’huile de palme présente un risque élevé, supérieur à celui présenté par la culture d’autres plantes oléagineuses, d’induire indirectement une hausse des émissions de gaz à effet de serre. Il n’appartient pas au Conseil constitutionnel, qui ne dispose pas d’un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement, de remettre en cause l’appréciation par le législateur des conséquences pour l’environnement de la culture des matières premières en question, dès lors que cette appréciation n’est pas, en l’état des connaissances, manifestement inadéquate au regard de l’objectif d’intérêt général de protection de l’environnement poursuivi.

9. Dès lors, en excluant pour le calcul de la taxe la possibilité de démontrer que l’huile de palme pourrait être produite dans des conditions particulières permettant d’éviter le risque de hausse indirecte des émissions de gaz à effet de serre, le législateur a, en l’état des connaissances et des conditions mondiales d’exploitation de l’huile de palme, retenu des critères objectifs et rationnels en fonction du but poursuivi. Le grief tiré de la méconnaissance du principe d’égalité devant les charges publiques doit donc être écarté.

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10. Les dispositions contestées, qui ne méconnaissent pas non plus le principe d’égalité devant la loi, ni aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent être déclarées conformes à la Constitution.

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :

Article 1er. – Le dernier alinéa du 2 du B du paragraphe V de l’article 266 quindecies du code des douanes, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018 de finances pour 2019, est conforme à la Constitution.

Article 2. – Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.

Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 10 octobre 2019, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mme Claire BAZY MALAURIE, M. Alain JUPPÉ, Mmes Dominique LOTTIN, Corinne LUQUIENS, Nicole MAESTRACCI, MM. Jacques MÉZARD, François PILLET et Michel PINAULT.

Rendu public le 11 octobre 2019.