Moulins hydrauliques : la roue tourne mais la dérogation reste

Le Conseil d’Etat vient, par un arrêt du 31 mai 2021, de nouveau de faire prévaloir des droits d’eau des possesseurs de moulins et autres digues ou dispositifs de micro-hydro-électricité… dans le domaine de la continuité écologique des cours d’eau, sujet ultra-sensible autour duquel environnementalistes, pêcheurs, agriculteurs irriguants et autres possesseurs de moulins ne cessent de s’empoigner, tout le monde ou presque ne se rejoignant que pour critiquerl’Etat…

Détaillons ceci étape par étape en revenant aussi sur un arrêt du 15 février dernier car ces deux décisions, décidément, se rejoignent pour renforcer les droits des possesseurs de moulins. 

  • I. L’état de la question avant août 2019
  • II. Le décret d’août 2019
  • III. L’arrêt du 15 février 2021
  • IV. Le nouvel arrêt du 31 mai 2021

I. L’état de la question avant août 2019

La question de la continuité écologique des cours d’eau ne cesse de donner lieu à des remous, des tourbillons, des courants contraires… C’est tout sauf un long fleuve tranquille.

L’Etat perd un nombre conséquent de ses contentieux en ce domaine face notamment aux propriétaires de moulins ou autres ouvrages de micro-production d’électricité et autres titulaires de droits d’eau. 

Le Conseil d’Etat réaffirme notamment avec constance que le droit de prise d’eau ne se perd qu’en cas de ruine de l’ouvrage, avec disparition ou quasi-disparition des éléments essentiels de l’ouvrage :

De l’autre côté, les associations dénoncent de faibles moyens et de forts retards en matière de restauration de la continuité écologique des cours d’eau. Voir :

Le Ministère a cru apaiser le débat avec une circulaire (note technique du 30 avril 2019 relative à la mise en oeuvre du plan d’action pour une politique apaisée de restauration de la continuité écologique des cours d’eau ; NOR : TREL1904749N):

Et avec les débats notamment au cours des assises de l’eau (2nde partie). Voir :

A suivre en ayant à l’esprit que, dans le passé, une précédente circulaire de même tonneau avait été censurée par le Conseil d’Etat :

A la base, donc, on a :

• des défenseurs d’une continuité écologique des cours d’eau.

• contre des gestionnaires de retenues, dispositifs de micro hydroélectricité ou autres propriétaires de moulins, qui font eux aussi valoir un argumentaire patrimonial, électrique, mais aussi environnemental.

• et face à des agriculteurs irriguants et à des associations de pêche qui ont leurs propres positions

• Au milieu se trouve l’Etat qui globalement tente de maintenir un certain équilibre en se faisant morigéner par presque tout le monde.

II. Le décret d’août 2019

Un décret a été adopté sur ces entrefaites après moult attentes, qui a été attaqué de divers côtés (décret n° 2019-827 du 3 août 2019 modifiant diverses dispositions du code de l’environnement relatives à la notion d’obstacle à la continuité écologique et au débit à laisser à l’aval des ouvrages en rivière ; NOR: TREL1722424D).

Ce décret :

  • précisait (et en fait réformait), à l’article R. 214-109 du code de l’environnement, la définition des ouvrages constituant un obstacle à la continuité écologique et dont la construction ne peut être autorisée sur les cours d’eau classés au titre du 1° du I de l’article L. 214-17.
  • créait par ailleurs un nouveau cas de cours d’eau au fonctionnement atypique, prévus à l’article L. 214-18, pour lesquels le respect des planchers au 10è ou au 20è du module n’est pas pertinent, visant les cours d’eau méditerranéens à forte amplitude naturelle de débit, aux étiages très marqués.

Dès la publication de ce décret, diverses fédérations ainsi que l’OCE, exprimèrent leurs mécontentements :

J’ai à l’époque tenté de présenter ce nouveau régime sans trop entrer dans la polémique, via une vidéo de 12 mn au sein de laquelle j’interviewais aussi M. Claude Miqueu, président de la commission réglementation du CNE.

III. L’arrêt du 15 février 2021

Le Conseil d’Etat a, après le décret de 2019, confirmé qu’il allait continuer de faire prévaloir sa jurisprudence antérieure sur le nouveau décret (et ce car le nouveau décret pouvait être considéré comme contraire à la loi elle-même)?.

Voir, pour une analyse beaucoup plus complète de cet arrêt :

Sauf rares exceptions, le nouveau décret conduisait à interdire en lit mineur tout équipement même sur une partie seulement de la largeur du cours d’eau (lit mineur d’un cours d’eau de catégorie 1) si celui-ci entraînait une différence de niveau supérieure ou égale à 50 cm (voire inférieure à ce niveau dans certains cas).

Plus encore, était assimilée à la construction d’un nouvel ouvrage au sens de ce régime la reconstruction d’un ouvrage entrant dans l’un des cas mentionnés au I lorsque :

« – soit l’ouvrage est abandonné ou ne fait plus l’objet d’un entretien régulier, et est dans un état de dégradation tel qu’il n’exerce plus qu’un effet négligeable sur la continuité écologique ;
« – soit l’ouvrage est fondé en titre et sa ruine est constatée en application de l’article R. 214-18-1.
« N’est pas assimilée à la construction d’un nouvel ouvrage la reconstruction d’un ouvrage détruit accidentellement et intervenant dans un délai raisonnable. »

Le Conseil d’Etat a estimé sur ce point que le décret était allé plus loin que ce qu’avait prévu la loi en « interdisant, de manière générale, la réalisation, sur les cours d’eau classés au titre du 1° du I de l’article L. 214-17, de tout seuil ou barrage en lit mineur de cours d’eau atteignant ou dépassant le seuil d’autorisation  du 2° de la rubrique 3.1.1.0 de la nomenclature annexée à l’article R. 214-1 ».

La loi impose une appréciation au cas par cas, ce qui n’est pas compatible avec un étiage bas en deçà duquel rien n’était possible.

Cela est donc une censure claire du principe même d’une norme au delà de laquelle rien n’est possible.

Cela conduit donc à une appréciation au cas par cas qui en pratique pour les porteurs de projets risque de conduire là encore à de très nombreux refus, une appréciation au cas par cas conduisant à une marge de manœuvre importante des autorités administratives… mais au moins ces dernières, si l’on se place du côté des porteurs de projets, devront-elles se justifier. 

Le reste du décret (bien plus important en fait) fut, quant à lui, validé par le Conseil d’Etat. 

Avec comme impacts concrets :

  • pour les recours contentieux qui ont été déposés ou qui peuvent encore l’être, portant sur des refus d’installations anciennes ou nouvelles en cours d’eau de liste 1 (ceux des refus faits au nom de l’article 1er du décret)… la position de l’Etat en défense, au contentieux, va se trouver fragilisée. 
  • les services de l’Etat vont sans doute avoir à gérer des nouvelles demandes en ces zones ou des demandes de retrait ou d’abrogation d’actes antérieurs. 
  • l’examen au cas par cas s’imposera donc en cours d’eau de liste 1 même si l’équipement entraîne une différence de niveau supérieure ou égale à 50 cm. 
  • L’administration qui devra justifier in concreto ses refus éventuels.
  • nombre d’acteurs de part et d’autre sont plutôt contents de cette annulation… même du côté du monde public en fait.

CE, 15 février 2021, n°435026 

IV. Le nouvel arrêt du 31 mai 2021

Puis vint l’arrêt 433043, en date du 31 mai 2021, rendu par le Conseil d’Etat :

La Haute Assemblée pose qu’il résulte de l’article L. 214-18-1 du code de l’environnement, tel qu’éclairé par les travaux préparatoires de la loi n° 2017-227 du 24 février 2017 dont il est issu, qu’afin de préserver le patrimoine hydraulique que constituent les moulins à eau, le législateur a entendu exonérer l’ensemble des ouvrages pouvant recevoir cette qualification et bénéficiant d’un droit de prise d’eau fondé en titre ou d’une autorisation d’exploitation à la date de publication de la loi, des obligations mentionnées au 2° du I de l’article L. 214-17 du même code destinées à assurer la continuité écologique des cours d’eau.

L’article L. 214-18-1 du code de l’environnement ne peut ainsi être interprété comme limitant le bénéfice de cette exonération aux seuls moulins hydrauliques mis en conformité avec ces obligations ou avec les obligations applicables antérieurement ayant le même objet.

Voir antérieurement : CE, 22 octobre 2018, SARL Saint-Léon, n° 402480, rec. T. p. 697.

CONCLUSION DE CES ARRÊTS :  

  • il faut une analyse au cas par cas quel que soit l’étiage
  • les moulins à eau (hydrauliques) ont bien une dérogation et jouissent bien de cette qualification  des obligations de continuité écologique des cours d’eau. L’administration ne peut refuser un titre au motif par exemple qu’en 2017 l’ouvrage ne donnait pas lieu à autorisation
    • pour citer  nos confrères de Cassini-avocats (voir ici) :
      • « les services de l’Etat ne sont pas fondés (ils ne l’ont jamais été…) à refuser l’application de ce dispositif à l’ensemble des moulins fondés en titre ou autorisés avant le 24 février 2017 situés sur des cours d’eau classés en Liste 2, dès lors qu’ils sont équipés pour produire de l’électricité, ou bien encore s’ils font l’objet d’un tel projet (même non encore porté à la connaissance de l’administration). »
  • ce qui est à corréler avec la jurisprudence selon laquelle le droit de prise d’eau ne se perd qu’en cas de ruine de l’ouvrage, avec disparition ou quasi-disparition des éléments essentiels de l’ouvrage