Destruction d’espèces protégées (bouquetins en l’espèce) : nouvel exemple du contrôle, poussé, opéré par le juge des référés quant à l’existence de possibles mesures moins radicales

En matière de destruction d’espèces protégées (bouquetins en l’espèce), voici, par la CAA de Lyon, un exemple du contrôle, poussé, opéré par le juge des référés quant à l’existence de possibles mesures moins radicales :

  • I. Rappel du cadre juridique général posé par le Code de l’environnement
  • II. Les décisions du TA de Grenoble de 2021 et de 2022 en matière de bouquetins dans les Alpes (censure pour non mise en oeuvre de nombreuses mesures plus douces et qui pouvaient être « d’autres solutions satisfaisantes » au sens de l’article L. 411-1 du code de l’environnement)
  • III. L’arrêt qui vient d’être rendu par la CAA de Lyon : la capture de bouquetins est légale, mais leur abattage doit être conditionné à l’identification de leur contamination par la brucellose (car cette « autre solution » est plus douce et est « satisfaisante » au sens littéral de cette expression), au titre des dispositions de l’article L. 411-1 du Code de l’environnement 

I. Rappel du cadre juridique général posé par le Code de l’environnement

Les dispositions des articles L. 411-1 et suivants du code de l’environnement fixent un cadre précis d’équilibre entre les règles de protection des espèces animales non domestiques et de leurs habitats, d’une part, et de prévention des « dommages importants notamment aux cultures, à l’élevage (…) et à d’autres formes de propriété», d’autre part.

Il en résulte un équilibre délicat à trouver quant aux règles (notamment d’effarouchement) à mettre en place pour garder à distance telle ou telle espèce, le loup ou l’ours notamment.

Les jurisprudences en matière de loups ont prouvé que le juge va assez loin dans le contrôle des mesures ainsi fixées, dans un contrôle classique (qui nous semble relever du contrôle de proportionnalité).

Voir, par exemple, pour le loup : CE, 18 décembre 2019, n°428811, n°419898 et n°419897 :

> n°428811
> n°419898
> n°419897

Voir notre commentaire, alors  :

Voir par comparaison  l’ordonnance du TA Nîmes, 21 août 2018, n° 1802510  ; TA de Lyon, juge des référés, 19 mars 2018, Assoc. One Voice c/ préfet de l’Ardèche, n° 1801588 ; TA Toulouse, 6 mars 2018, n°1501887, 1502320 (ours)  ; TA Strasbourg, 10 janvier 2018, ASPAS et LPO, n° 1700293 ; TA Nancy, 13 novembre 2018, n°1700584 ; CAA Nantes, 04 janvier 2019, n°18NT00069 (La vache et le prisonnier (en version municipale) 

Pour l’ours, voir par exemple deux décisions récentes :

Parfois, l’abattage est utile pour lutter contre des zoonoses ou d’enzooties.

Le code de l’environnement ( article L. 411-1) dispose alors que de telles dérogations ne peuvent être accordées que s’ « il n’existe pas d’autre solution satisfaisante et que la dérogation ne nuise pas au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle ».

II. Les décisions du TA de Grenoble de 2021 et de 2022 en matière de bouquetins dans les Alpes (censure pour non mise en oeuvre de nombreuses mesures plus douces et qui pouvaient être « d’autres solutions satisfaisantes » au sens de l’article L. 411-1 du code de l’environnement)

Ainsi le préfet de la Haute-Savoie a-t-il signé à plusieurs reprises des arrêtés autorisant sur l’ensemble du massif du Bargy la capture, l’euthanasie de bouquetins séropositifs en vue de la constitution d’un noyau sain et autorisant le prélèvement de bouquetins pour viser l’extinction de l’enzootie de brucellose au sein de la population de bouquetins.

En mai 2022, le juge des référés du TA de Grenoble avait suspendu l’exécution de la décision du préfet de la Haute-Savoie (adoptée en mars 2022) autorisant, au titre de l’année 2022, et par dérogation à la loi interdisant la destruction d’espèces animales protégées, l’abattage de bouquetins du massif du Bargy, dans la limite de 170 individus, et ce quel que soit leur statut sérologique.

Voir ici le raisonnement du magistrat du TA :

« 10. Il résulte de ces dispositions que l’abattage de bouquetins ne peut être autorisé, à titre dérogatoire, que si, d’une part, il n’existe pas d’autre solution satisfaisante et que, d’autre part, cette dérogation ne nuit pas au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle.
« 11. En l’état de l’instruction, si la vaccination des bouquetins s’est avérée inefficace pour lutter contre la maladie de la brucellose, les différents rapports versés au dossier insistent sur la nécessité de renforcer les mesures générales (éviter les points d’agrégation, gardiennage ou présence de chiens, vigilance particulière sur les zones de pâturage précoce au printemps), dont il ne résulte pas des pièces versées au dossier ni des échanges à l’audience qu’elles auraient été mises en œuvre au titre de l’année 2022, par des mesures ciblées sur les zones de succession rapprochée des bouquetins/cheptels domestiques telles que l’installation de clôtures adaptées et la mise en défens des zones-refuges de la faune sauvage. À ce titre, l’ANSES rappelle dans son avis du 30 novembre 2021 que « la maîtrise du risque via des mesures de biosécurité n’implique pas un bouleversement des pratiques agricoles, mais des actions ciblées dans l’espace et le temps, en nombre modéré » et le Conseil National de la Protection de la Nature de préciser, dans son avis du 27 janvier 2022, que la mesure alternative visant à la conduite des troupeaux en vue d’une plus-value de biosécurité « n’a jamais été soumise comme mesure complémentaire à évaluer dans les saisines ultérieures et n’est pas documentée dans les bilans sur les mesures sanitaires de maîtrise du foyer ». Par suite, le moyen tiré de la méconnaissance des dispositions précitées de l’article L. 411-2 4° du code de l’environnement, du fait du non-respect de la condition liée à l’absence de solution alternative satisfaisante est de nature à faire naître un doute sérieux quant à la légalité de la décision litigieuse.
« 12. Dès lors, et sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens de la requête, il y a lieu d’ordonner la suspension l’exécution de l’article 1er de l’arrêté du 17 mars 2022.»

Source : TA Grenoble, ord., 17 mai 2022, n° 2202516

En revanche, tout autre était le jugement n° 1904554 du 8 juillet 2021 par lequel le tribunal administratif de Grenoble avait rejeté, comme irrecevable, sa demande tendant à l’annulation de l’arrêté du préfet de la Haute-Savoie du 3 mai 2019 autorisant, d’une part, la capture et l’euthanasie de bouquetins atteints de brucellose et ordonnant, d’autre part, l’abattage indifférencié de vingt bouquetins présents dans le massif du Bargy.

C’est ce jugement qui vient d’être censuré par la CAA de Lyon par un arrêt qui se rapproche plus de l’ordonnance précitée, du 17 mai 2022, du TA de Grenoble.

III. L’arrêt qui vient d’être rendu par la CAA de Lyon : la capture de bouquetins est légale, mais leur abattage doit être conditionné à l’identification de leur contamination par la brucellose (car cette « autre solution » est plus douce et est « satisfaisante » au sens littéral de cette expression), au titre des dispositions de l’article L. 411-1 du Code de l’environnement 

L’irrecevabilité a été balayée par la CAA car l’association requérante, par décision implicite d’acceptation, avait bien eu un agrément en vertu de l’article L. 141-1 du code de l’environnement.

Les arguments procéduraux, ainsi que ceux relatifs à la Charte de l’environnement ou au principe de non-régression (voir ici), ont été assez aisément balayés.

Restait à savoir si cet arrêté préfectoral de 2019 pouvait ainsi autoriser :

  • d’une part, la capture et l’euthanasie de bouquetins atteints de brucellose et ordonnant,
  • d’autre part, l’abattage indifférencié de vingt bouquetins présents dans le massif du Bargy.

Et, sur le fond, des mesures plus subtiles, à efficacité au moins égale, en tous cas visant plus directement à répondre au problème posé, étaient possibles selon la CAA, dont les points 16 et, surtout, 17 méritent d’être lus  :

« 16. En sixième lieu, par l’arrêté litigieux, le préfet de la Haute-Savoie a ordonné, d’une part, la capture de bouquetins des Alpes, espèce protégée au titre de l’article L. 411-1 du code de l’environnement, présents dans le massif du Bargy et l’euthanasie de ceux, parmi eux, testés positivement à la brucellose et, d’autre part, l’abattage sans dépistage préalable de bouquetins présents en cœur de zone, où le taux de prévalence de l’infection est le plus élevé, dans la limite de vingt individus indiscriminés et de cinquante individus au total. Il ressort des pièces du dossier que cette opération s’inscrit dans la continuité d’une série de mesures, engagées à compter de 2012, ayant pour objectif d’endiguer une épidémie de brucellose constatée parmi la population de bouquetins du massif du Bargy. Il est constant que cette maladie, classée dans le groupe III de risque biologique pour l’homme et l’animal, est susceptible d’être transmise à l’homme, par l’intermédiaire de cheptels domestiques, entrainant des lésions graves et invalidantes, parfois irréversibles et justifiant l’abattage complet du troupeau contaminé. Bien que ce risque de transmission ait été considéré comme  » quasi-nul à minime « , la préservation de la santé publique et la nécessité de protéger les élevages de dommages importants peuvent justifier une dérogation à la protection des bouquetins des Alpes. Par ailleurs, eu égard à la population totale de bouquetins des Alpes recensée, dont l’aire de répartition naturelle ne se limite pas au seul massif du Bargy, il n’est pas établi que les prélèvements ainsi autorisés aient pour effet de remettre en cause le maintien de l’espèce dans son aire de répartition naturelle dans un état de conservation favorable.
« 17. En revanche, il ressort des pièces du dossier qu’à défaut de pouvoir envisager une éradication de l’épidémie à court terme, les mesures ordonnées tendent à diminuer le nombre d’animaux infectés, afin de limiter la probabilité de contact entre un individu infecté et des animaux domestiques et d’atteindre un niveau d’infection suffisamment bas pour permettre une extinction naturelle de l’épidémie. Dès lors, si une mesure d’élimination sélective, consistant à euthanasier les individus testés séropositifs, apparaît comme la plus à même de parvenir à l’objectif poursuivi, tel n’est pas le cas de l’abattage indiscriminé de bouquetins, sans dépistage préalable. Ainsi, comparant un premier scénario d' » abattage indiscriminé en cœur de zone et [d]’élimination sélective en zone périphérique  » et un second d’  » élimination sélective dans le cœur de zone et de surveillance seule en périphérie « , l’Agence nationale de sécurité sanitaire, de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) a, dans son avis du 14 septembre 2017, estimé que ce second scénario permettait d’attendre des résultats identiques au premier, tout en préservant un plus grand nombre d’individus. Contrairement à ce que soutient le ministre en charge de l’environnement, ce constat n’est pas remis en cause par l’avis rendu par cette même instance le 30 novembre 2021, dont les conclusions sont reprises dans son bulletin épidémiologique n° 92 de 2021, aucun scénario comparable, reposant sur un nombre important de captures et d’éliminations sélectives en cœur de zone, ne figurant parmi les six scenarii que ce nouvel avis a pour objet de comparer. Enfin, si l’ANSES a précisé que le succès de ce second scénario suppose la mise en œuvre de moyens importants pour capturer un maximum d’animaux, le ministre en charge de l’environnement ne prétend pas que celui-ci ne serait pas raisonnablement réalisable. Dans ces conditions, et nonobstant l’avis favorable préalablement émis par le Conseil national de la protection de la nature, l’arrêté litigieux, en autorisant l’abattage indiscriminé de bouquetins sans dépistage préalable de leur infection par la brucellose, ne retient pas la solution la plus satisfaisante pour atteindre les objectifs qu’il poursuit tout en préservant cette espèce protégée.»

Le point 16 répond à un des points de l’article L. 411-1 du code de l’environnement (que la « dérogation ne nuise pas au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle ») et le point 17 à l’autre (l’existence, ou non, « d’autre solution satisfaisante »).

L’arrêté du préfet de la Haute-Savoie du 3 mai 2019 est donc annulé, mais SEULEMENT en tant qu’il autorise, en son article 3, l’abattage indiscriminé de bouquetins des Alpes sans dépistage préalable de leur infection par la brucellose.

Source :

CAA de LYON, 15 février 2023, 21LY02822

Le bouquetin (animal qui m’est cher ceci dit accessoirement… c’était mon totem scout), peut donc retourner crapahuter, à l’abri des hommes ou à peu près (mais pas des maladies…).

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