L’AMF et l’ANEL attaquent, devant le Conseil d’Etat, l’ordonnance « recul du trait de côte » 

L’AMF et l’ANEL attaquent en Justice, par un recours pour excès de pouvoir, une importante et récente ordonnance sur le trait de côte (IV). Rappelons quelques données de base en ce domaine (I), y compris les apports de la loi climat / résilience (II) avant que de voir rapidement ce que change cette ordonnance (III) puis de voir la communication faite par ces deux associations contre celle-ci (IV).

I. Rappels

Notre blog a souvent traité des questions relatives au trait de côte et aux risques de submersions marines, deux sujets différents mais connexes et mal distingués, car parfois mal distinguables, en droit.

Voir notamment :

Avec de nombreuses difficultés :

  • la stratégie du trait de côte n’est toujours pas intégrée entièrement à la GEMAPI (voir ici, en dépit des espoirs suscités, puis douchés, au titre de la « proposition Lurton » : voir ici).
  • le juge concilie droit de l’environnement et protection du littoral de manière renouvelée (voir par exemple ici), non sans limites toutefois (voir ici)

Notre cabinet, sur le terrain, constate que l’Etat joue a minima les réhaussements de certaines digues de protection côtière, dans des territoires où de toute manière dans dix ou vingt ans il faudra se résoudre à abandonner des territoires qui seront devenus maritimes et non plus terrestres stricto sensu. Avec des communes qui disparaîtront parfois entièrement (si si… et le catastrophisme n’est vraiment pas dans la nature de notre cabinet) et l’Etat qui laisse se dégrader certains littoraux pour ne pas se ruiner ensuite en expropriation.

Or, pendant ce temps, s’accumulent les rapports qui nous prédisent un recul très fort du trait de côte, plus net qu’on ne l’indiquait il y a encore quelques années. Avec de sources sérieuses.

Le Cerema (structure dépendant de l’Etat) estimait ainsi en 2019 que le recul du trait de côte pourrait toucher jusqu’à 50 000 logements en France d’ici 2100. Voir :

Restons avec le Cerema, mais en remontant en arrière, en 2017. Le Cerema dans son document « Mer et littoral ; Journées Sciences & Territoires 2017Enjeux, stratégies, prospective », signalait alors que (avec une  partie mise en gras par nos soins, et non par le Cerema) :

« Les littoraux français exposés aux risques de submersion marine représentent aujourd’hui 1 850 communes et 860 000 personnes, et environ un quart du littoral (soit 1 700 km) est soumis aux risques d’érosion. Le besoin d’entreprendre des actions de prévention et d’accompagner les initiatives locales constitue dès lors un véritable enjeu économique. En effet, les travaux potentiellement requis représentent un volume considérable, même s’il est difficile à évaluer précisément. Il convient par conséquent de veiller à rationaliser les choix et à prioriser les investissements.

« Bien que les phénomènes d’érosion et de submersion marine soient fortement liés, leur gestion administrative reste différenciée. La submersion fait l’objet d’un dispositif complet comportant à la fois un cadre de prévention et les moyens de financement via les Programmes d’action de prévention des inondations (PAPI). Au contraire, les outils de gestion adaptés pour l’érosion font défaut, malgré l’existence d’une stratégie nationale qui se met progressivement en place. »

Voir :

http://jst.cerema.fr/IMG/pdf/l_essentiel_jst_2017_20-12-17_weblight.pdf

Nous ne pouvons hélas que souscrire à ce point de vue. La submersion marine relève de la GEMAPI avec quelques nuances au regard des compétences étatiques. L’érosion et la protection du trait de côte donnent lieu à une multitude d’acteurs et la « stratégie nationale » n’est pas encore un vrai outil de cohésion.

Sur une première liste de communes ayant à adapter leur urbanisme, voir :

Voir une vidéo de 11 mn 24 intitulée  « Submersion marine : gérer la montée des périls », rapidement présenté par Me Eric Landot avant une interview de :

• M. Marc Messager
Responsable adjoint du bureau d’études de l’UNIMA
www.unima.fr

• Me Yann Landot
Avocat associé au cabinet Landot & associés

Il s’agit d’un extrait de notre chronique vidéo hebdomadaire, « les 5′ juridiques », réalisation faite en partenariat entre Weka et le cabinet Landot & associés : http://www.weka.fr

II. Les apports de la loi Climat/résilience

La loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets (souvent désormais appelée « Climat et résilience ») a un peu amélioré l’état du droit :

Avec :

  • une extension des informations à donner aux acquéreurs ou locataires (art. 236)
  • une déclinaison nouvelle des Stratégies nationale et locales de gestion intégrée du trait de côte (article 237, rénovant le régime mis en place en 2012), sur fond de débat sur le point de savoir si l’Etat n’est pas via ces régime en train de transférer des charges futures aux collectivités territoriales…
  • le Conseil national de la mer et des littoraux (voir article 238, réforme d’une structure existante)
  • fixation par décret de la liste (à mettre à jour tous les 9 ans) des communes exposées à l’érosion côtière (article 239) avec un régime urbanistique ad hoc (articles 240 à 243) et prise en compte dans le Schéma d’aménagement régional et recul du trait de côte (article 241)… conduisant à un régime d’adaptation des cartes communales, des PLU et du SCOT.
  • un droit de préemption pour l’adaptation des territoires au recul du trait de côte (article 244) pour les communes listées par le décret prévu par à l’article 239.
  • une dispense de formalités en termes d’autorisations d’occupation du sol pour certaines démolitions (article 246) et un régime de consignation pour certains permis de construire ou d’aménager si ces constructions se trouvent soumises à l’obligation de démolition dans la zone exposée au recul du trait de côte à l’horizon de 30 ans (articles 242 et 246).
  • quelques dispositions ultramarines, notamment sur les 50 pas géométriques (article 247).
  • des ajustements pour les réseaux (article 249).
  • des surveillances possibles par drones (article 250).
  • une habilitation du gouvernement à légiférer par ordonnances (article 248) dans divers domaines.
 Image par WikiImages de Pixabay (effets d’un tsunami – Ayutthaya)

III. L’ordonnance du 6 avril 2022

C’est ce denier texte qui a pris la forme de l’ordonnance n° 2022-489 du 6 avril 2022 relative à l’aménagement durable des territoires littoraux exposés au recul du trait de côte (NOR : TREL2206322R) :

Il a été pris à la suite d’une habilitation de l’article 38 de la Constitution opérée par les articles 236 à 250 de la loi climat / résilience n° 2021-1104 du 22 août 2021.

En voici le résumé (reprenant parfois certaines formulations du rapport de présentation de l’ordonnance) :

  • précisions sur le régime de ce nouveau droit de préemption pour l’adaptation des territoires au recul du trait de côte (article 1er). Sont prévues les conditions de possibles annulations de la décision de préemption ou encore pour le maintien le cas échéant du droit de préemption sur les fonds commerciaux ou artisanaux sur les mêmes secteurs lorsqu’il est instauré, car il ne vise pas le même type de transactions.
  • détermination des indemnités en matière d’expropriation pour cause d’utilité publique (article 2). La valeur d’un bien immobilier sera en priorité déterminée par comparaison, au regard des références locales entre biens de même qualification et situés dans la même zone d’exposition à l’érosion (zéro à trente ans). A défaut de pouvoir disposer de telles références, une décote proportionnelle à la durée de vie résiduelle estimée pourra être appliquée à la valeur du bien estimée hors zone d’exposition au recul du trait de côte.
  • lien avec les mécanismes d’indemnisation du fonds Barnier (article 3).
  • compléments juridiques relatifs au dispositif des réserves foncières prévu au code de l’urbanisme, en indiquant explicitement qu’il peut être mobilisé pour prévenir les conséquences du recul du trait de côte (article 4).
  • nouveau bail réel de longue durée, adapté à l’adaptation à l’érosion du littoral, par lequel un bailleur consent à un preneur des droits réels en contrepartie d’une redevance foncière, en vue d’occuper ou de louer, d’exploiter, d’aménager, de construire ou de réhabiliter des installations, ouvrages et bâtiments (art. 5). Ce bail pourra être conclu dans les zones exposées au recul du trait de côte, pour une durée entre 12 et 99 ans, déterminée au regard des échéances de l’opération d’aménagement si elles sont connues, et surtout de l’espérance de durée de vie du terrain d’assiette, compte tenu des évolutions prévisibles du trait de côte. Cet outil comprend un mécanisme de résiliation anticipée, en fonction de l’évolution de l’érosion et déclenché par une décision d’une autorité publique compétente, pour faire cesser notamment la mise à disposition des biens concernés si la sécurité des personnes et des biens ne peut plus être assurée. Afin de prendre en compte les conditions d’acquisition du bien et de pouvoir financer les opérations de renaturation à terme, qui reviennent en principe au bailleur, le preneur s’acquitte d’un prix à la signature du bail et le cas échéant d’une redevance pendant sa durée. A l’instar des autres baux réels de longue durée existants, ce bail sera cessible. Cependant, pour assurer la réalisation de l’objectif d’aménagement durable de ces territoires face au recul du trait de côte, et considérant les conditions d’acquisition et de mise à disposition des biens concernés, il est prévu un encadrement des prix de cession. Un tel mécanisme permet de prévenir des situations où les droits réels seraient cédés à une valeur disproportionnée au regard de la durée résiduelle de vie du bien.
  • articulation de ce régime avec l’obligation de démolition pour les nouvelles constructions en zone 30-100 ans (article 6).
  • possibilité aux communes incluses dans le régime spécifique au recul du trait de côte créé par la loi climat et résilience et engagées dans une démarche de projet partenarial d’aménagement (PPA) de déroger à titre subsidiaire à certaines règles, notamment à l’obligation de construire en continuité de l’urbanisation existante, lorsque ces dispositions empêchent la mise en œuvre d’une opération de relocalisation de biens ou d’activités menacés dans des espaces plus éloignés du rivage, moins soumis à l’aléa du recul du trait de côte. Ces possibilités de dérogations sont strictement encadrées et limitées, ainsi que l’exige l’habilitation concédée par le législateur (article 7).
  • clarifications juridiques pour le régime des 50 pas géométriques dans les outre-mers (art. 8 et 9).

IV. Voici le texte du communiqué de l’AMF annonçant le recours conjoint de cette association avec l’ANEL

Voici le texte du communiqué de presse de l’AMF :

« Le 6 avril dernier, le Gouvernement a adopté l’ordonnance relative à l’« aménagement durable des territoires littoraux exposés au recul du trait de côte » prévue par l’article 248 de la loi Climat et Résilience du 22 août 2021.

« Elle s’applique à ce jour aux 126 communes de métropole et d’outre-mer listées dans le décret du 29 avril 2022, consultées à la hâte et sans véritable information sur le diagnostic de leur exposition à l’érosion littorale, ni sur les servitudes d’inconstructibilité auxquelles elles seront soumises, ni sur le financement futur des mesures.

« L’ANEL et l’AMF regrettent qu’un texte d’une telle importance ait été adopté dans l’urgence, sans consultation du Conseil national de la mer et des littoraux (CNML), sans véritable concertation avec le grand public ni les élus, et contre l’avis défavorable du Conseil national d’évaluation des normes (CNEN).

« Les communes littorales attendent depuis longtemps les outils et ressources nécessaires à leur adaptation à l’érosion côtière afin d’éviter les situations juridiques et humaines inextricables révélées par le cas emblématique de l’immeuble Le Signal à Soulac-sur-Mer.

« Les nouveaux outils que propose l’ordonnance ne répondent pas à cette attente, ni du point de vue de la sécurité juridique, ni sur celui de la garantie des ressources :

– Le choix d’un passage par voie d’ordonnance n’a évidemment pas permis d’éclairer ces dispositions par le débat parlementaire et, in fine, l’ordonnance s’écarte du cadre voté dans la loi Climat et Résilience, notamment dans l’absence de prise en compte des ouvrages de protection ou encore l’omission des mesures d’accompagnement en cas d’expropriation.

– L’ordonnance crée une rupture d’égalité entre les citoyens au regard de leurs droits de propriété en instaurant des modalités distinctes d’évaluation des biens selon les situations administratives et non pas selon la réalité des faits et risques auxquels ils sont exposés.

-Enfin, l’ordonnance opère un transfert de charges masqué de l’Etat vers les communes, sans les ressources financières dédiées, alors que l’impact financier de l’érosion du littoral est estimé à plusieurs dizaines de milliards d’euros.

« Aussi, l’AMF et l’ANEL se sont résolues à saisir le Conseil d’Etat pour l’interroger sur le bien-fondé de ce texte et afin de garantir la sécurité juridique de l’ensemble de ce dispositif et d’accompagner l’action des maires.

« Il s’agit de limiter les futurs contentieux ainsi que de préciser les nombreuses zones d’ombre qui pèsent sur un texte qui conditionnera l’action des collectivités et des différents opérateurs intervenant en matière d’aménagement des littoraux.

« Autant de questions qui méritent clarification aujourd’hui pour éviter, demain, de bloquer l’adaptation des territoires littoraux exposés à l’érosion et de grever l’action des collectivités et ainsi permettre l’accompagnement nécessaire des habitants (propriétaires ou locataires) et des activités économiques et de service public.»

L’expression « l’AMF et l’ANEL se sont résolues à saisir le Conseil d’Etat pour l’interroger sur le bien-fondé de ce texte » est ambigüe mais nous supposons qu’il s’agit bien d’un traditionnel recours pour excès de pouvoir porté devant la Haute Assemblée.